Jean-Luc Barré, François Mauriac. Biographie intime. Tome 2 : 1940-1970

« Quatre murs blancs et la présence de Dieu, c’est cela que j’aimerais… Du moins je le crois… Mais le diable y gagnerait sans doute – et le mieux est de se battre sur le terrain où la Providence nous a placés les uns et les autres. » F. Mauriac (286)

D’entrée, le tome 2 de cette biographie s’avance à une allure moins gracieuse et moins fluide que celle de son prédécesseur. Jean-Luc Barré marche sur des œufs. Il est précautionneux et cherche à être le plus précis possible sur les positions de François Mauriac durant l’occupation, à la libération. Il cherche l’exactitude dans les relations, les malentendus, les désaccords, les soutiens accordés. L’analyse est plus marquée, la politique prépondérante, Charles de Gaule omniprésent.

« La vie de tout homme digne de ce nom doit être à la fois une recherche et une lutte, non une soumission à des consignes politiques ou idéologiques. (…) La vraie question, au fond, n’est pas de savoir si nous avons été des girouettes, mais si la crainte de le paraître ne nous a pas rendu prisonniers d’un système. (…) Trompeuse énergie des hommes bornés qui eux-mêmes sont des bornes ! » F. Mauriac (247)

« Pour mes héros, si misérables qu’ils soient, vivre c’est avoir l’expérience d’un mouvement infini, d’un dépassement indéfini d’eux-mêmes. » F. Mauriac (232)

Il y a un grand plaisir à tirer de la lecture des articles, chroniques, rapportés ici. La verve, l’éloquence, l’ironie, l’habileté littéraire que Jean-Luc Barré nous avait promises sont maintenant offertes à nos yeux. Le trublion, le persifleur à la plume acérée prend son envol de héron scrutant ses eaux familières, en quête de proies qu’il sait être à sa merci. Toujours en mouvement, l’homme ne rentre jamais dans les rangs. Sa liberté de conscience est son moteur, l’énergie qu’il insuffle dans la grande respiration du monde. Il est frappant de constater à quel point les écrivains prenaient part à la vie politique et sociale avant et après guerre, la portée, l’influence directe qu’avait leur opinion.

Mauriac va plus loin encore en invitant les chrétiens à ne pas s’abandonner à cette « autre facilité : celle du détachement », alors que « le Dieu qu’ils servent » s’est « si peu détourné de la sanglante histoire des hommes qu’il s’y est engouffré ». (…)
« Se tenir au-dessus de la mêlée ? Regarder de haut les multitudes torturées ? En tout cas, pas de plus haut que la croix. Il faut demeurer à la hauteur du gibet – et nous savons que celui où le Christ rendit l’esprit était très bas puisque les chiens souvent dévoraient les pieds des esclaves crucifiés. » (66)

Imprévisible, insaisissable, s’il n’est pas toujours facile à suivre, François Mauriac affirme par contre son engagement humaniste de chrétien avec force. Au-delà de ses préoccupations bourgeoises, de son puritanisme, cela devient son pivot central. On ne peut qu’admirer son courage infatigable, quand il s’agit de militer en faveur d’une justice plus équitable à la libération, ou de plaider pour l’émancipation des peuples colonisés. Profondément associé au destin de ses semblables, il prend position, se met en porte-à-faux avec la vieille canalisation, la vieille robinetterie catholique, assume ses écrits, se place volontairement dans la ligne de mire. Jusqu’en ses dernières années, le vieux chat, pelotonné, l’œil mi-clos, dans son panier, un peu dépassé par les événements de mai 68, gardera une foi profonde dans l’écriture et le pouvoir de la littérature.

 

En février 1948, il provoque certains remous parmi ses lecteurs du Figaro en soulignant, à propos de l’assassinat de Gandhi, l’incapacité de l’Église contemporaine à faire entendre sa voix autrement que par « des actes officiels » et « des gestes diplomatiques », sans atteindre à l’efficacité, au rayonnement de ce « vieillard hindou » qui, « dans un monde voué au crime (…) aura régné par la douceur ». Les lettres de protestation affluent. Mauriac y retrouve celle d’une de ses « correspondantes » régulières, signée « une mère de famille de quatre enfants qui sacrifie un quart d’heure pour vous crier son indignation… » La réaction qui le touche plus que toute autre arrive de Rome, via Jacques Maritain qui lui signale, « d’une façon naturellement tout à fait confidentielle », que la pape Pie XII a été « blessé » par son article. (181)

« Depuis cinquante-trois ans que je ne voyais plus Jean Cocteau, je l’observais de loin avec affection, avec irritation. Il m’agaçait. Je ne l’admirais jamais jusqu’au bout, si j’ose dire. Sa mort me livre le secret du malaise qu’il me donnait : je m’étonne qu’il ait pu faire quelque chose d’aussi naturel, d’aussi simple que de mourir, d’aussi peu concerté. Cette fois, il ne se fait pas passer pour un poète endormi, il est ce poète endormi. Je suis sûr enfin qu’il est réellement ce qu’il paraît être et qu’il ne prétend plus être, puisqu’il est mort. » François Mauriac (394)

Lorsque éclatent les événements de mai 1968, François Mauriac n’est pas l’homme le mieux préparé à comprendre et moins encore à approuver les raisons profondes d’une révolte étudiante qui le prend de court, comme la plupart des observateurs et responsables politiques. Il a beau être un adorateur de la jeunesse, rien ne le prédispose à soutenir les aspirations de celle-ci à une plus grande libéralisation des mœurs, à un épanouissement sexuel dégagé de toute morale – si ce n’est le regret faussement indigné qu’il exprimait à Roger Stéphane, peu après la clôture de Vatican II, qu’on ne l’eût pas prévenu « plus tôt », quant à lui, que « le péché de la chair n’avait pas d’importance… » (437)

« Ce n’est parce que j’ai un pied dans la tombe qu’il faut me marcher sur l’autre ! » François Mauriac (459)

Parmi les multiples visiteurs qui (…) se succèdent au domicile de l’écrivain et viennent se recueillir devant le corps du défunt dont les mains jointes tiennent un bouquet d’œillets des champs (…), le moins attendu, le plus insolite et peut-être le plus mauriacien est l’acteur Michel Simon. Hirsute et bougonnant, à son habitude, le comédien surgit les yeux embués de larmes dans l’appartement du 38, avenue Théophile-Gautier où il passera une bonne partie de la journée, confiant aux journalistes qui s’étonnent de sa présence : « Voyez-vous, j’aimais beaucoup cet homme-là. Malgré toutes ses bondieuseries et ses « Je Vous salue Marie », il avait su rester un homme libre. Il savait prendre parti avec fracas… C’est curieux, un catholique qui a le sens de l’humour… » Mauriac se fût assurément réjoui d’un tel hommage, l’un des rares dont on l’ait gratifié qui ne devaient rien aux convenances… (465)

 

Ce contenu a été publié dans Explorations littéraires. Vous pouvez le mettre en favoris avec ce permalien.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *