Agatha Christie, Trois souris

The Rijksmuseum, Amsterdam RP-T-1969-904

Parce que tout est sur le feu en même temps : œufs au bacon, lait bouillant, café et toasts ! (…) Pour surveiller tout ça, il faudrait posséder à la fois la méfiance d’une chatte échaudée et l’attention tatillonne d’une poule qui a couvé des canards et qui veut à tout prix les empêcher de se précipiter dans la mare ! (20)

Le langage est assez enlevé, frétillant, jeune et sautillant. Entre chapeaux, journaux, regards à vous donner froid dans le dos et cache-nez sur tous les visages, Agatha trace des pistes à la peinture phosphorescente sur le fond noir du crime. On se doute bien qu’elle cherche à nous embrouiller. Un peu de jugeote et d’habitude permettent de démasquer l’entourloupette assez rapidement. Une farce légère et un tantinet maladroite pour défriper un cerveau très fatigué ou faire passer un jour maussade.

 

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Pia Pera, Ce que je n’ai pas encore dit à mon jardin

Massif de l’Aigoual, sources de la Dourbie

Si le jardin a pu être le lieu où contempler les métamorphoses et l’impermanence, maintenant l’accélération du courant m’impose la conscience de m’y trouver moi-même immergée. Je ne suis plus un observateur extérieur, venu disposer et administrer. Je suis moi-même soumise à une force. D’où un sentiment de fraternité vis-à-vis du jardin, une sensation plus aiguisée d’en faire partie. D’être tout aussi sans défense, tout aussi mortelle. (22)

Je suis en train de me noyer lentement et personne ne peut me lancer la bouée de sauvetage. (233)

Ce journal est à la fois profondément émouvant et porteur d’une grande fraternité de cœur. Pia Pera, bien qu’entourée d’aides et d’amis, vit ses expériences dans la solitude de son être. L’incertitude concernant la nature de sa maladie, l’angoisse sur son issue, avec lesquelles elle est obligée de cohabiter, la poussent à se tourner vers divers médecins, charlatans et guérisseurs alternatifs, non sans humour et recul après coup, mais la véritable voie qu’elle trace est au fond d’elle-même. Et elle nous l’offre, à travers ce livre destiné dès le début à des fins de publications. Elle aurait souhaité être encore là quand nous le tiendrions entre nos mains, évidemment, mais cela n’a finalement pas été le cas.

Je finis le livre de Marinella (…). Une chose me frappe : elle a perdu, écrit-elle, tous ses muscles volontaires et elle vivra seulement aussi longtemps que fonctionnera l’unique muscle involontaire, le cœur. N’est-elle pas étrange, cette maladie extirpant, petit à petit, tous les mouvements dus à notre propre volonté ? (142)

Atteinte d’une maladie du moto-neurone, elle perd peu à peu son autonomie physique, les muscles ne répondent plus, les membres restent inertes, la vitalité est contrariée. Elle s’insère peu à peu dans la communauté des stagiaires de la mort pleinement conscients de leur dégradation progressive. Seul l’esprit reste vif, dynamique, créatif. Pia Pera tente de rassembler ses énergies, de trouver une harmonie intérieure, un équilibre, de se penser autrement qu’en personne malade, d’avoir le talent d’accueillir encore la vie présente, cette unique fenêtre sur le monde, fût-elle réduite à la taille d’une meurtrière, d’un trou de serrure.

Plongée dans l’instant présent, comme cela ne m’était encore jamais arrivé, je fais enfin partie du jardin, de ce monde fluctuant en perpétuelle transformation. (24)

(…) je me sens, maintenant plus que jamais, en rapport intérieur avec une espèce de beauté et d’harmonie impalpables. Cette beauté continue à se révéler à mesure que l’approche de la mort fait disparaître la complaisance du moi, l’attachement au monde. Je me sens réabsorbée au-dedans d’une entité plus vaste que moi. (29)

Pia Pera ne fuit pas. Elle contemple. Elle tâtonne. Apprivoise la mort à travers la pulsation de son jardin. L’effondrement de tout ce à quoi elle a cru, la perte de ce qui lui était cher et structurant sont très douloureux, la dernière partie est poignante, mais elle se tourne de plus en plus résolument et avec courage vers son dernier refuge intérieur, se résout à sortir finalement du déroulement narratif. De son travail de dépouillement lucide naissent des intuitions inspirantes et une grande beauté.

Peut-être, à l’approche de la mort, le jardinier n’est-il plus jardinier. L’écrivain n’est-il plus écrivain. Peut-être, à l’approche de la mort, voit-on arriver la conscience d’être en réalité indéfinis. C’est cette nature indéfinie qu’on apprend à accepter par la méditation. (210)

Le legs de ce témoignage, qui touche à notre expérience commune de l’existence, est un geste précieux. Reste cette question, la seule finalement essentielle : que se passe-t-il au niveau de la conscience quand la dernière expiration s’éteint sans qu’aucune inspiration ne la suive ?

[Lu dans le cadre de ces fabuleuses masses critiques]

Massif de l’Aigoual – Maison forestière

Massif de l’Aigoual

Massif de l’Aigoual – Sources de la Dourbie

Massif de l’Aigoual

 

Moi je ne suis allée qu’une ou deux fois à l’église locale, leur ai-je dit, pour des occasions bien précises – commémoration d’un défunt, mariage – et chaque fois j’ai éprouvé une véritable rage face à l’occasion perdue. Par la médiocrité de ses propos, le prêtre détruit l’unique occasion offerte à la majorité des gens de se confronter à quelque chose de transcendant, de spirituel. (62)

Des stages de suicide, dirigés par le docteur Philip Nitschke. (…) Le public visé par ces stages : y sont admises des personnes de plus de cinquante ans, ou bien des malades en phase terminale. (…) Il est troublant de voir se presser cette foule de femmes et d’hommes, à la recherche d’un moyen de sortie. (…) Ils paraissent tous accablés par ces corps dont il faut, d’une manière ou d’une autre, se défaire. Il faudrait une poubelle ad hoc. Des images de déchets me viennent à l’esprit, peut-être parce que, en excluant tout à fait le genre humain de la chaîne alimentaire, en le mettant hors d’atteinte des dangereux appétits d’autres espèces, tout au moins les espèces visibles à l’œil nu, on a transformé la masse des individus en corps à éliminer. (67)

Hier est arrivé le livre de nouvelles d’un ami par qui, à un moment donné, je m’étais sentie blessée. Je me suis rappelé, en lisant et en reconnaissant dans la femme à la jupe légère et aux sandales en caoutchouc sa propre femme, à quel point je les avais aimés, tous les deux. Et j’ai eu l’impression d’éprouver de nouveau cet amour. Et si on me l’a mal rendu, quelle importance ? Maintenant, je suis au-delà de tels calculs, peu importe si l’amour est raisonnablement dirigé ou pas. Je ne juge plus mes sentiments. C’est une énergie, rien d’autre, l’amour; il coule comme il veut; si l’on se demande qui mérite d’être aimé et qui ne le mérite pas, on le bloque. (137)

Certaines personnes guérissent bel et bien, sous l’influence de la foi. Par pure crédulité. Par autopersuasion. Moi, je n’y arrive pas. Je ne parviens pas à croire comme un petit enfant à qui on raconte des histoires de Père Noël. Voudrais-je en être capable ? Je n’en sais rien. Mon amour de la vérité est trop grand pour être troqué contre le gain de la guérison. (146)

J’avais cette idée : vivre la paix et la sérénité, en m’affranchissant du désir de vouloir toujours plus, d’avoir envie de tout. C’était un idéal de frugalité, d’opposition à l’avidité dominante. (…) Cette aspiration continue à me sembler digne. Si elle vacille, c’est que, face à la peur, à la palpabilité de la notion imminente de n’être plus, l’âme est agressée par les fantasmes, les tentations, les doutes. La dissolution concerne, outre le corps, la pensée, la foi et la force d’âme. Heureusement j’ai su, ne serait-ce qu’un peu, être assez disciplinée pour méditer, heureusement je suis, ne serait-ce qu’un peu, allée à contre-courant : ainsi, même dans la tempête, même quand mes énergies s’effondrent, il n’est pas exclu que je puisse trouver un point d’appui, fût-il minuscule, peu importe. (220)

 

 

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Jean-Luc Barré, François Mauriac. Biographie intime. Tome 2 : 1940-1970

« Quatre murs blancs et la présence de Dieu, c’est cela que j’aimerais… Du moins je le crois… Mais le diable y gagnerait sans doute – et le mieux est de se battre sur le terrain où la Providence nous a placés les uns et les autres. » F. Mauriac (286)

D’entrée, le tome 2 de cette biographie s’avance à une allure moins gracieuse et moins fluide que celle de son prédécesseur. Jean-Luc Barré marche sur des œufs. Il est précautionneux et cherche à être le plus précis possible sur les positions de François Mauriac durant l’occupation, à la libération. Il cherche l’exactitude dans les relations, les malentendus, les désaccords, les soutiens accordés. L’analyse est plus marquée, la politique prépondérante, Charles de Gaule omniprésent.

« La vie de tout homme digne de ce nom doit être à la fois une recherche et une lutte, non une soumission à des consignes politiques ou idéologiques. (…) La vraie question, au fond, n’est pas de savoir si nous avons été des girouettes, mais si la crainte de le paraître ne nous a pas rendu prisonniers d’un système. (…) Trompeuse énergie des hommes bornés qui eux-mêmes sont des bornes ! » F. Mauriac (247)

« Pour mes héros, si misérables qu’ils soient, vivre c’est avoir l’expérience d’un mouvement infini, d’un dépassement indéfini d’eux-mêmes. » F. Mauriac (232)

Il y a un grand plaisir à tirer de la lecture des articles, chroniques, rapportés ici. La verve, l’éloquence, l’ironie, l’habileté littéraire que Jean-Luc Barré nous avait promises sont maintenant offertes à nos yeux. Le trublion, le persifleur à la plume acérée prend son envol de héron scrutant ses eaux familières, en quête de proies qu’il sait être à sa merci. Toujours en mouvement, l’homme ne rentre jamais dans les rangs. Sa liberté de conscience est son moteur, l’énergie qu’il insuffle dans la grande respiration du monde. Il est frappant de constater à quel point les écrivains prenaient part à la vie politique et sociale avant et après guerre, la portée, l’influence directe qu’avait leur opinion.

Mauriac va plus loin encore en invitant les chrétiens à ne pas s’abandonner à cette « autre facilité : celle du détachement », alors que « le Dieu qu’ils servent » s’est « si peu détourné de la sanglante histoire des hommes qu’il s’y est engouffré ». (…)
« Se tenir au-dessus de la mêlée ? Regarder de haut les multitudes torturées ? En tout cas, pas de plus haut que la croix. Il faut demeurer à la hauteur du gibet – et nous savons que celui où le Christ rendit l’esprit était très bas puisque les chiens souvent dévoraient les pieds des esclaves crucifiés. » (66)

Imprévisible, insaisissable, s’il n’est pas toujours facile à suivre, François Mauriac affirme par contre son engagement humaniste de chrétien avec force. Au-delà de ses préoccupations bourgeoises, de son puritanisme, cela devient son pivot central. On ne peut qu’admirer son courage infatigable, quand il s’agit de militer en faveur d’une justice plus équitable à la libération, ou de plaider pour l’émancipation des peuples colonisés. Profondément associé au destin de ses semblables, il prend position, se met en porte-à-faux avec la vieille canalisation, la vieille robinetterie catholique, assume ses écrits, se place volontairement dans la ligne de mire. Jusqu’en ses dernières années, le vieux chat, pelotonné, l’œil mi-clos, dans son panier, un peu dépassé par les événements de mai 68, gardera une foi profonde dans l’écriture et le pouvoir de la littérature.

 

En février 1948, il provoque certains remous parmi ses lecteurs du Figaro en soulignant, à propos de l’assassinat de Gandhi, l’incapacité de l’Église contemporaine à faire entendre sa voix autrement que par « des actes officiels » et « des gestes diplomatiques », sans atteindre à l’efficacité, au rayonnement de ce « vieillard hindou » qui, « dans un monde voué au crime (…) aura régné par la douceur ». Les lettres de protestation affluent. Mauriac y retrouve celle d’une de ses « correspondantes » régulières, signée « une mère de famille de quatre enfants qui sacrifie un quart d’heure pour vous crier son indignation… » La réaction qui le touche plus que toute autre arrive de Rome, via Jacques Maritain qui lui signale, « d’une façon naturellement tout à fait confidentielle », que la pape Pie XII a été « blessé » par son article. (181)

« Depuis cinquante-trois ans que je ne voyais plus Jean Cocteau, je l’observais de loin avec affection, avec irritation. Il m’agaçait. Je ne l’admirais jamais jusqu’au bout, si j’ose dire. Sa mort me livre le secret du malaise qu’il me donnait : je m’étonne qu’il ait pu faire quelque chose d’aussi naturel, d’aussi simple que de mourir, d’aussi peu concerté. Cette fois, il ne se fait pas passer pour un poète endormi, il est ce poète endormi. Je suis sûr enfin qu’il est réellement ce qu’il paraît être et qu’il ne prétend plus être, puisqu’il est mort. » François Mauriac (394)

Lorsque éclatent les événements de mai 1968, François Mauriac n’est pas l’homme le mieux préparé à comprendre et moins encore à approuver les raisons profondes d’une révolte étudiante qui le prend de court, comme la plupart des observateurs et responsables politiques. Il a beau être un adorateur de la jeunesse, rien ne le prédispose à soutenir les aspirations de celle-ci à une plus grande libéralisation des mœurs, à un épanouissement sexuel dégagé de toute morale – si ce n’est le regret faussement indigné qu’il exprimait à Roger Stéphane, peu après la clôture de Vatican II, qu’on ne l’eût pas prévenu « plus tôt », quant à lui, que « le péché de la chair n’avait pas d’importance… » (437)

« Ce n’est parce que j’ai un pied dans la tombe qu’il faut me marcher sur l’autre ! » François Mauriac (459)

Parmi les multiples visiteurs qui (…) se succèdent au domicile de l’écrivain et viennent se recueillir devant le corps du défunt dont les mains jointes tiennent un bouquet d’œillets des champs (…), le moins attendu, le plus insolite et peut-être le plus mauriacien est l’acteur Michel Simon. Hirsute et bougonnant, à son habitude, le comédien surgit les yeux embués de larmes dans l’appartement du 38, avenue Théophile-Gautier où il passera une bonne partie de la journée, confiant aux journalistes qui s’étonnent de sa présence : « Voyez-vous, j’aimais beaucoup cet homme-là. Malgré toutes ses bondieuseries et ses « Je Vous salue Marie », il avait su rester un homme libre. Il savait prendre parti avec fracas… C’est curieux, un catholique qui a le sens de l’humour… » Mauriac se fût assurément réjoui d’un tel hommage, l’un des rares dont on l’ait gratifié qui ne devaient rien aux convenances… (465)

 

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François Mauriac, le nœud de vipères

Causse du Larzac, falaises de Saint-Beaulize

Cette habileté à se duper soi-même, qui aide à vivre la plupart des hommes, m’a toujours fait défaut. Je n’ai jamais rien éprouvé de vil que je n’en aie d’abord connaissance… (17)

Étant moi-même présentement tourmentée par des sentiments ambivalents, j’ai particulièrement goûté la voix puissante de cet homme seul tenté par la haine des siens : le bloc inentamable, le troupeau chuchotant, la meute familiale assise en rond devant la porte haletante qui guette la fortune cachée. C’est délicieux de lucidité, de franchise, de violence contenue.

Il faut oser regarder en face ce que l’on hait. (273)

J’ai craint un instant que les choses ne s’arrangent après le radoucissement, l’épisode du renoncement à la fortune. Mais fort heureusement et pour mon plus grand bonheur, François Mauriac a eu le bon goût de faire perdurer préjugés et vide d’amour, et même de les porter au plus haut de l’hypocrisie dans la lettre finale d’Hubert, gardien de la morale et de la religion raisonnable qui dénonce le mysticisme fuligineux de son père. Le nœud de vipères intérieur tranché, la clarté spirituelle entrevue, l’environnement extérieur reste égal à lui-même. On ne peut véritablement travailler que sur soi-même et accepter d’être le fou de l’histoire…

Causse du Larzac – Vautour fauve

Causse du Larzac – Vautour fauve

Falaises de Saint-Beaulize – Vautour fauve

 

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Virginie Despentes, Vernon Subutex 2, lu par Jacques Frantz

The Rijksmuseum, Amsterdam RP-F-2015-69-58

Une finesse de vue, d’observation, des vérités crues, quelques étincelles qui s’enflamment puis s’éteignent. Je suis plus en phase avec l’époque que dans le premier tome. Malgré tout, une telle impression de lenteur, d’ennui, de patauger en permanence dans la boue, se dégage du banc de Vernon que son sort m’est vite devenu indifférent. J’ai baissé les bras, comme lui. Abandon à mi-chemin.

 

 

 

 

 

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E.O. Chirovici, Jeux de miroirs, lu par Vincent Schmitt

The Rijksmuseum, Amsterdam BK-1971-21-A-2

J’ai pris du plaisir et fort peu de notes en écoutant ce livre audio. C’est un polar comme je les aime entre les oreilles : sobre, facile à suivre mais intrigant, sortant de l’ordinaire, laissant subsister des vacuités qui font travailler la réflexion et l’imagination. L’auditeur est actif dans un partenariat avec l’écrivain taquin qui ne dit pas tout. Ce dernier manipule sans cesse notre frustration. Et nous accroche à l’hameçon. Un coin de notre cerveau reste toujours disponible pour ce récit, même quand on l’interrompt pour s’adonner à d’autres activités. Vincent Schmitt est parfait. Ceci dit, une fois quitté, il n’en reste rien.

 

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Sylvain Tesson, Sur les chemins noirs, lu par Grégori Baquet

The Metropolitan Museum of Art, New York 27.181

Étaient-ce les fractures de mon crâne qui m’avaient donné une étrange acuité pour déceler les arachnides ? Aucun médecin ne m’avait signalé que les chocs au cerveau développeraient pareille disposition. (1:56:25)

J’ai été surprise que Sylvain Tesson arrive à me faire sourire et même presque rire. Il y a dans ces chemins noirs une autodérision touchante, une certaine fraternité avec les visages décomposés de Picasso, qui, dit-il, le consolent de sa nouvelle dégaine de freak.

Ceci dit, malgré l’art accompli de Grégori Baquet – rythme, accentuation, grande concentration, pauses entre les mots – et les bruitages de vent, de pluie et de rivières, j’ai beaucoup décroché. Difficile de garder une attention continue. Les évocations de voyage ne se font que par petites touches. Des mots surgissent, qui me réveillent, lézard, Jean-Henri Fabre, le vol des vautours par-dessus les ancolies, Giono. Le reste du temps, Sylvain Tesson analyse, extrapole, réfléchit. Cet homme pense trop pour être un bon compagnon de randonnée. Le lyrique empiète sur l’authenticité. Le théorique reste trop général. Il a souvent l’art de ne rien dire avec beaucoup de conviction. Il s’invente une identité faite de petits bouts de littérature. Au contraire de Patti Smith dont les hommages littéraires sont humbles et vivifiants, les siens se gravent dans le marbre de sa personne.

Au Tibet, les pèlerins tournaient aussi autour des montagnes sacrées, en haillons, avec des regards hallucinés dans des faces de charbon. Au fond, pèlerinage de clochards et randonnée américaine revenaient au même : se désennuyer. (1:17:02)

Le sujet, pourtant, ne pouvait que me séduire. Je suis une adepte convaincue de la stratégie de la rétractation. Les sentes sauvages enchantent mes pas. Les déboires liés aux tracés fantômes des cartes IGN me sont familiers. Mais le voyage de Sylvain Tesson, savamment mis en forme entre relecture du territoire, cartes postales et généreuses plâtrées de réflexion, prend fort peu vie. C’est trop écrit. Lourd, asséné. On a le sentiment diffus qu’une grande partie du parcours n’a pas été noir, ou du moins que le marcheur a été déçu de la réalisation de son projet. Qu’il n’a pas rencontré ceux qu’il cherchait, la confrérie qui se [déplace] par elle-même. Et puis il y a vraiment trop d’êtres humains dans ce livre. De ruralité, d’agriculture, de plans d’urbanisme. Pour quelqu’un qui veut sortir du dispositif, il manque de courants d’air et de plumes d’oiseaux dans la tête.

 

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Animal – collectif

Causse du Larzac, falaises de Saint-Beaulize

Par-dessus tout, ce livre met les animaux à la place qu’ils méritent, au cœur même de l’histoire des hommes et de leur compréhension du monde. (9)

Voilà une introduction qui me paraît bien ambiguë, maladroite et anthropocentriste pour présenter un livre où une large part est laissée à la recherche scientifique. Elle suggère que les hommes ne sont pas des animaux. Qu’ils font partie d’un règne à part dont l’attention serait flatteuse et accorderait une existence valorisée aux êtres vivants qu’ils acceptent d’intégrer dans leur monde. le monde humain n’est pas le monde dans sa globalité. Que nous disparaissions – simple extinction d’une espèce – et de la vie perdurera l’influx et les mutations. Les animaux n’ont nullement besoin des hommes pour exister. Ce n’est pas rendre hommage à leur intégrité que de les placer sur le plan d’un mérite acquis à travers notre regard.

Bien sûr, ce très beau livre ne peut présenter que des œuvres humaines. Au-delà de l’introduction, il est fouillé, pensé, porté par un travail approfondi et une envie de transmettre des idées, des visions, des réflexions. Au premier abord, si on le feuillette machinalement, on peut se dire que le sujet est trop vaste, que la sélection est frustrante. Mais une plongée dans les textes fait ressortir les parallèles. Parfois purement graphiques, d’autres fois purement scientifiques, tout du long, artistes et naturalistes se rencontrent. On ouvre son regard. On se rend compte qu’au-delà des moyens techniques, une même curiosité anime le chercheur du XXIe siècle et l’observateur du XVIIIe, qu’entre l’imagination qui tente de représenter l’inconnu et le microscope électronique qui révèle l’infiniment minuscule, un même mystère subsiste.

L’importance écologique des nématodes est considérable, car nulle interaction au sein du monde vivant n’échappe à leur influence. Une cuillerée à café de boue marine contient jusqu’à un millier de nématodes d’au moins trente-six espèces, tandis qu’un hectare de terre agricole recèle jusqu’à sept milliards et demi de nématodes. Au vu de chiffres aussi vertigineux, le mématologiste américain Natan Cobb (1859-1932) observa : « Si toute la matière de l’Univers hormis les nématodes disparaissait, notre monde serait encore vaguement reconnaissable; et si, en esprits désincarnés, nous pouvions alors l’étudier, nous trouverions ses montagnes, ses collines, ses vallées, ses rivières, ses lacs et ses océans représentés par de nombreux nématodes. » (51)

Les nématodes, mis en parallèle avec le dreamtime des aborigènes d’Australie, éclairent le mythe d’une compréhension transcendante. La vision autochtone du kangourou se télescopant avec celle des premiers explorateurs européens, ou la représentation comparée des chevaux entre artistes sioux et colons, renvoient à cette ambiguïté relevée en introduction. Mon affinité va naturellement à ces peuples qui placent leur conscience dans une égalité animale.

Manque à mon goût le buisson du vivant, la représentation actuelle de l’évolution, qui aurait merveilleusement remis les choses à leur place s’il avait fait face à l’arbre généalogique de Ernst Haeckel. Il est porteur d’une vision souvent méconnue où l’homme se fond dans la diversité.

[Lu dans le cadre de ces fabuleuses masses critiques]

Causse du Larzac – Vautour fauve

Falaises de Saint-Beaulize – Vautour fauve

 

Donneriez-vous le nom de votre défunte épouse à une nouvelle espèce de méduse dont les filaments vous rappelleraient ses cheveux s’échappant d’un bandeau ? Ernst Haeckel l’a fait. (92)

 

 

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L’Obsolète – Alain Duchesne et Thierry Leguay

Causse Noir, champignon préhistorique

Horrible compagnonne
Dont le menton fleurit et dont le nez trognonne. (Hugo)

Notre époque, malgré les apparences, est envahie par un puritanisme souvent retors dont la langue est le reflet. Bien des mots sont rejetés comme vulgaires. Nos anciens étaient moins pudibonds. au bout du compte, c’est tout un lot de mots savoureux qui tombe dans la trappe. (12)

Je suis totalement sous le charme de ce recueil de mots de bonne compagnie. Alain Duchesne et Thierry Leguay sont des amoureux de la langue française humanistes, joyeux, dotés d’un jugement fin et d’un humour tendre et piquant à la fois. Leur sélection est de celles qui entraînent tout de suite l’imagination et font de nos plumes des ailes virevoltantes. Ni trop désuets, ni trop connus, beaucoup de ces mots nous tendent la main et ne demandent qu’à être utilisés. On découvre des subtilités psychologiques, sentimentales, émotionnelles, relationnelles qu’on aurait même pas pensé à exprimer, tant il est vrai qu’un vocabulaire élargi affine la perception. Alain Duchesne et Thierry Leguay nous offrent une invitation à la liberté, à l’amour, au goût du jeu et à l’audace que je m’empresse d’accepter. Ma petite liste de nouveautés obsolètes à placer dans les critiques frétille d’impatience…

La divagation est la disposition qui empêche l’esprit de se fixer à un objet quelconque; l’évagation, celle qui l’empêche de se fixer à l’objet qui devrait l’arrêter. (Littré)

Notre langue possédait autrefois décharmer, désamour, désentêter, désheurer, désennuyer… Le préfixe dé est nécessaire, car il montre que dans nos vies tout est sujet à se défaire et que nous balançons sans cesse au bord du vide. Je passe le temps à faire des gambades sur le bord de mon tombeau, et c’est en vérité ce que font tous les hommes, écrivait Voltaire avec une amertume lucide. (95)

 

Notre époque survalorise la franchise, corollaire de la sincérité. Comme s’il s’agissait là d’attitudes spécialement désirables ! « Pour vous parler franchement… » n’annonce jamais rien de bon… (125)

Mieux que toutes les philosophies, la littérature réussit à guérir le langage de ses affections, dans la réconciliation du verbe et du silence. (204)

 

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Jean-Paul Kauffmann, Raymond Guérin : 31, allées Damour

Je lis tous les ouvrages de Jean-Paul Kauffmann que je peux trouver. Et me voilà arrivée au dernier de la liste. Celui dont le sujet est encore plus obscur que d’habitude. Celui qu’il m’a fallu aller chercher au cœur du Mirail toulousain, à la bibliothèque de Bagatelle. Par quelle étincelle, quelle lubie de bibliothécaire responsable des achats s’est-il retrouvé dans les rayons de cette petite structure de quartier ? me suis-je demandé. Territoires de l’improbable…

Dans une osmose assez rare, Rocquet a autant aimé l’homme que l’oeuvre alors que ma connaissance n’est que division, fragmentation. Tout au long de ma recherche je n’ai fait que recoller des morceaux. Il n’est pas certain qu’ils s’ajustent toujours. (352)

Un sujet qui ne suscite rien en mon fort intérieur, donc, si ce n’est la curiosité de découvrir comment Jean-Paul Kauffmann va s’y prendre pour me le faire goûter. L’impression d’ouvrir un paquet de brisures plutôt qu’un sachet de marrons glacés entiers est très forte. La grâce qui porte habituellement l’écriture de Jean-Paul Kauffmann ne se manifeste que dans les très courts passages où il parle de lui-même. Son travail biographique sur Raymond Guérin est quant à lui appliqué, un peu aride. Il s’attache à définir son caractère et revient souvent sur les mêmes traits, utilisant les mêmes mots pour les définir dans différents chapitres, ce qui donne l’impression de tourner en rond et de ne pas avancer dans le temps. Au sortir de la très fluide biographie de François Mauriac écrite par Jean-Luc Barré, j’ai eu du mal à naviguer.

À l’exemple de Montaigne et de Proust, il avait rêvé d’être l’homme d’un seul livre. Ce livre unique, impossible à écrire, s’est fragmenté en une dizaine d’ouvrages. Il a pris cette division pour un échec, essayant chaque fois d’imaginer une forme qui lui permette d’atteindre cette « manière absolue de voir les choses », la définition même du style selon Proust. (361)

Raymond Guérin paraît insaisissable : écrivain urticant, solitaire, peu fréquentable, pessimiste voluptueux atteint d’un syndrome d’impeccabilité, il se sent toujours investi de la mission de tout dire, de vider son sac afin, pense-t-il, de s’approcher de la vérité. La méticulosité du portrait met des bâtons dans les roues de l’imagination. L’homme ne prend pas forme globale même si certains passages marquent et frappent. Jean-Paul Kauffmann se fait très discret, se coule derrière lui avec respect, comme pour le laisser exister enfin et dire sur la captivité ce que lui-même n’a pas réussi à formaliser en mots. D’où peut-être ce style studieux et distancié, humble.

Un jour il m’a fallu quitter ces lieux familiers où l’on ne décrit que les douleurs d’autrui pour entrer dans le labyrinthe où sévit le Minotaure. Le Minotaure ! Pourquoi ai-je donc besoin de m’abriter derrière la fable antique pour parler de cette tragédie ? Parce que ces monstres sont toujours parmi nous. Guérin, auteur d’une « Mythologie de la réalité », a construit une partie de son oeuvre en référence à la légende grecque. L’image du Minotaure, « acharné à dégrader tout idéal d’amour, de poésie et de liberté », revient souvent chez lui. Lui aussi a été victime du monstre. S’il avait la tête d’un taureau, le Minotaure possédait pour le reste l’apparence d’un humain. (250)

 

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