Le fort lui paraissait un de ces univers inconnus auxquels il n’avait jamais sérieusement pensé pouvoir appartenir non point parce qu’ils lui semblaient haïssables mais parce qu’infiniment loin de sa vie habituelle. (24)
J’ai enfin plongé dans ce livre abandonné au début du confinement à l’occasion d’un séjour à la mer longtemps repoussé lui aussi. Le no man’s land du camping, à l’abri et l’oubli de toutes préoccupations contextuelles habituelles s’est fondu avec celui du fort – étendues libres des landes d’arrière saison, horizon maritime, des formes humaines, ici et là. Deux bouts du monde. Mais là s’arrête la comparaison, car tandis que je m’adonnais au relâchement des saisies du mental, Drogo s’enferrrait dans l’illusion et l’inexprimable sentiment de choses à venir. La force d’inertie, la fuite du temps, le vide de l’ennui qui aspire les hommes et les pousse à l’absurdité, puissamment mis en scène par Dino Buzzati, m’ont rappelé la vision de Jean Giono dans Un roi sans divertissement. Tuer pour s’occuper… Gros sentiment de déprime en refermant le livre. Puis, la réflexion reprenant ses fonctions sur l’émotion, j’ai trouvé que la fin était certes une jolie pirouette littéraire, mais finalement peu convaincante. La mort vue comme un ultime combat au sens militaire, bof. Un combat contre qui, contre quoi ? Et pour quelle victoire ? Et pourquoi seulement au terme de cette vie passagère ? Je prends plutôt le partie de faire de la Bougrinette une amie de tous les jours – certes un peu effrayante, mais partie intégrante de la manifestation et donc de notre essence -, comme l’est la solitude…
Juste à cette époque Drogo s’aperçut à quel point les hommes restent toujours séparés l’un de l’autre malgré l’affection qu’ils peuvent se porter; il s’aperçut que, si quelqu’un souffre autrui ne souffre pas pour cela, même si son amour est grand, et c’est cela qui fait la solitude de la vie. (223)
Bonjour,
Voici mon point de vue sur ce roman :
Tous les officiers attendent en vain, passivement, enfermés dans leurs petites habitudes et leurs petits règlements militaires, le grand événement qu’ils fantasment tous – la guerre avec les Tartares – car il leur donnera le sentiment de vivre pleinement leur vie et de rentrer dans la grande histoire du pays en héros !
Entre les lignes, comme une métaphore de la vie, le Désert des Tartares est le roman du temps qui file comme du sable entre les doigts, le roman de cette fatalité écrasante qui réduit les destinées humaines à des présences passagères et invisibles ; c’est le roman de la résignation face à la vie et de l’enlisement qui en découle, et qui réduisent l’homme à des comportements mesquins envers ses pairs, à des petites victoires médiocres… Puis un jour, parce que le vide pèse trop sur sa vie, ce même homme s’aperçoit que son avenir est le sillon qu’il a tracé dans le sable et que les années ont effacé.
Ainsi en est-il du destin de Drogo, le personnage principal : il ne vit pas l’instant, il vit dans l’attente, dans l’espoir d’un futur hypothétique et grandiose. Les années passent, rien ne se passe et voilà la vie qui a filé sans que Drogo en ait été l’acteur, ayant rêvé, fantasmé sa vie. Quand Drogo prend conscience qu’il est passé à côté de sa vie, il est trop tard…
Le désert des Tartares est un roman qui réveille, qui ouvre les yeux. Il aurait été une lecture idéale en temps de confinement. Enfermés chez soi comme dans ce fort, ce roman nous rappelle qu’il y a ces libertés toutes simples qui suffisent à la joie de vivre : des rencontres, des échanges, des sourires et des découvertes, des printemps qui fleurissent la terre, des ciels bleus remplis de la lumière bienveillante et chaleureuse du soleil.