Le cheminement vers une toute autre chose en nous-même
Il importe, avant d’aller plus profondément dans cette aventure intérieure*, de clarifier, s’il se peut, quelques aspects à bien garder à l’esprit, sous peine de se fourvoyer plus ou moins dangereusement selon notre degré d’investissement, dans des impasses douloureuses, voire fatales !
Il n’est donc pas superflu de revenir sur des sujets déjà abordés dans les articles précédents.
— Bien définir, d’une part ce qui pose problème dans le comportement humain dont le siège principal est le mental, sa saisie gravitationnelle, et d’autre part l’ampleur de la tâche et ce que nous nous proposons d’y investir en énergie, en disponibilité, afin de réduire, voire d’expurger cette nuisance qui nous imprègne au quotidien.
— Dans cette perspective, et pour s’en donner les moyens, bien définir la stratégie que nous envisageons pour entreprendre cette dissolution de scories inopportunes qui encombrent le mental. Car cela ne s’improvise pas !
— « Lorsque nous envisageons de nous joindre à une communauté, en évaluant ce que nous pouvons donner et la manière dont la communauté s’attache à éveiller ses membres, nous devrions considérer aussi les anciens. Comment les disciples acquièrent-ils de la maturité dans cette communauté ? Sont-ils respectés, leur donne-t-on des pratiques plus avancées, des opportunités de servir ou d’enseigner ? Y a-t-il une possibilité d’atteindre à la plénitude de l’enseignement comme l’a fait le maître ? Les élèves les plus anciens sont-ils heureux, font-ils preuve de sagesse ? » nous dit Jack Kornfield.
Il nous faut aussi considérer et nous assurer que nous ne nous retrouvons pas dans un climat de « mise à mort » de notre personne. Tout, bien évidemment, ne va pas être éliminé ! Il ne s’agit aucunement de la destruction de notre personnalité originale ! Nous devons veiller à ce qu’il ne s’agisse nullement de dépersonnalisation sous prétexte d’une soi-disante « obéissance » ou sous couvert du bon esprit de « règles et de disciplines » organisationnelles tout en extérieur !
Il est impératif de s’assurer que dans l’inévitable « empoignade » qui va s’engager, tout ne va pas être éradiqué, ce qui est authentique en nous n’a aucune vocation à disparaître, bien au contraire ! Ce sont les processus d’interprétations déformés qui auront vocations à être « redressés ». Et dans cette lutte au jour le jour, nous devons avoir constamment présent à l’esprit que quelque part nous sommes notre « meilleur ami ». En ce sens, si il y a « maître(s) », ou « aîné(e-s) », compagnonnage, il est impératif d’observer si ce corps-à-corps n’est pas mené contre nous, mais plutôt mené ensemble contre cet encodage du mental, qui pose problème. Donc s’assurer de la compétence et de la disponibilité sans faille du compagnon dans cette relation.
— Ainsi, il est donc de la plus haute importance de s’assurer de la réalité vécue à ce niveau, par la ou les personnes avec qui vous envisagez, au moins pour une période, de faire un brin de chemin (sadhana en sanskrit). Que le « protocole » soit bien clair et établi dans la relation. Cette amitié, ce respect, la disponibilité et le dévouement, cette estime réciproque, ne peuvent souffrir le manque de confiance. C’est comme avec un médecin, il y a une compétence, reste à l’expérience du vécu d’en apporter la confirmation, et d’amener l’établissement d’une relation saine vers l’objectif, ici la bonne santé physique ; pour notre sujet spirituel, la bonne santé liée à la plénitude mentale !
Il faudra également déceler si l’objectif avancé du protocole est bien la priorité des priorités ! Qu’il ne recèle pas d’autres ambitions détournées vers le mondain, par exemple, ne dissimule pas tout autre chose de perverti comme le fondamentalisme .., n’utilise pas pour d’autres objectifs, d’autres fins, les techniques mises en place. Si nous faisons l’impasse sur ces prérogatives, nous prenons le risque d’être impliqué dans un processus qui s’oppose gravement au développement de la vie spirituelle. Cela doit donner à réfléchir … il ne s’agit aucunement d’une « promenade de santé », d’agréments du style « new-age » ou d’une méditation de yoga de relaxation ! D’un bien être à bon marché, vendu en kit-emballage dans un « club » plus ou moins friqué ! … Non, il s’agit de révolutionner notre approche de la Vie ! Rien à voir donc avec des rêveries fantasmagoriques ou des « paradis » en promesse, qui peuvent finir dans l’infernal …
Et il reste toujours la possibilité de faire de sa vie quelque chose qui nous motive, dans le respect « du vivant », et d’être au mieux dans cet horizon, sans avoir nécessairement d’autre motivation que cela. C’est respectable en soi.
Dans « Dernier Journal » © 1987 (ici les éditions du Seuil 1993), Jiddu Krishnamurti, dans ses dernières années, nous livre ses ultimes confidences … :
« On se demande si l’être humain vivra jamais en paix sur cette terre. Sa vie a été un conflit tant dans son for intérieur, le domaine psychique, qu’à l’extérieur, dans la société créée par la psyché.
L’amour a probablement totalement disparu de ce monde. L’amour implique la générosité, la sollicitude, ne pas faire de mal à autrui, ne pas le faire se sentir coupable, être généreux, courtois, se comporter de telle sorte que la compassion inspire nos paroles et nos actes. Il est bien sûr impossible d’avoir de la compassion quand on appartient aux institutions religieuses organisées. Celles-ci sont étendues, puissantes, traditionnelles et dogmatiques, elles insistent sur la foi**. Pour aimer, il faut être libre. Cet amour n’est pas le plaisir, le désir, le souvenir des choses passées. L’amour n’est pas l’opposé de la jalousie, de la haine et de la colère.
Tout cela peut paraître utopique, idéaliste, un état auquel l’homme ne peut qu’aspirer. Mais si vous croyez cela, vous continuerez à tuer. L’amour est aussi vrai, aussi fort que la mort. Il n’a rien en commun avec l’imagination, le sentiment ou le romantisme ; pas plus, naturellement, qu’avec le pouvoir, la situation, ou le prestige. Il est aussi puissant que la mer, aussi immobile que ses eaux. Il est aussi abondant et fort que le courant d’un fleuve qui se déverse a l’infini et coule sans fin, sans commencement.
…
p. 112
C’est peut-être là une des raisons pour laquelle la vie de l’homme est fragmentée ; il ne semble jamais aimer ce qu’il fait — sauf certains, peut-être. Si l’on vivait d’un travail que l’on aime, ce serait très différent, on comprendrait la vie dans sa plénitude. Nous avons séparé la vie en fragments : le monde des affaires, celui des arts, celui des sciences, le monde politique et le monde religieux. Nous semblons considérer qu’ils sont distincts et doivent le rester. C’est ainsi que nous devenons hypocrites, que nous faisons des choses laides, nous livrant à la corruption dans le monde des affaires puis rentrons dans notre foyer pour vivre paisiblement notre vie de famille ; cela engendre l’hypocrisie, une vie à deux mesures.
Cette terre est vraiment merveilleuse. Cet oiseau, perché sur l’arbre le plus haut, y revient chaque matin. Il domine le monde, mais reste en alerte, car un oiseau plus grand pourrait le tuer ; il regarde les nuages, l’ombre qui passe et l’étendue immense de cette riche terre, ses rivières et ses forêts, avec tous ces hommes qui travaillent du matin au soir. Dans le monde psychologique, toute pensée provoque fatalement la tristesse. On se demande si l’homme changera jamais, sinon quelques êtres très, très rares. Ces êtres exceptionnels connaissent la relation (1). Quelle est alors la relation du plus grand nombre avec ces quelques- uns ? La plupart des hommes n’ont pas de relation avec ceux-ci. Mais ces derniers se sentent reliés à l’ensemble de l’humanité.
(1.) Eux seuls sont conscients d’appartenir à un tout et n’ont pas l’illusion d’être des entités séparées. À ce niveau, la relation prend une signification universelle.
p. 113
______________________________
* Nous reprendrons éventuellement nos articles avec plus ou moins de régularité probablement vers la fin de l’été ou plus certainement à l’automne de cette année …
** Ici le terme doit être entendu par Krishnamurti comme l’équivalent de « croyance » ; A. Desjardins et V. Loiseleur dans « En relisant les évangiles » (Éd. La Table Ronde © 1990) donnent pages 139 à 142 avec les termes grecs « pistis » (foi, confiance) et « pisteuein » (persuader, convaincre) une toute autre envergure à la réelle définition, complètement galvaudée aujourd’hui, de ce que recouvre la profondeur de ce terme.