« Le Grand Silence intérieur »
Où il est question de l’abolition de la notion de temps psychologique
Nous venons de voir dans l’article précédent, que la connaissance de ce que nous sommes en tant que manifestation dans un environnement donné, ne nous est finalement intelligible que dans une proportion assez faible. La constitution atomique de la matière n’intervient que dans la mesure de cinq pour cent dans ce qui nous est accessible. Actuellement, les disciplines universitaires ne nous donnent pas vraiment accès à ce qui sous-tend cette émergence.
Pour avancer, nous nous proposons d’investiguer sur ce qui est dénommé comme « le grand silence intérieur » et sur sa « résonance », en particulier à travers les dialogues d’une haute tenue et d’une grande rigueur entre David J. Bohm et Jiddu Krishnamurti. Ils abordent la possibilité de l’abolition du temps dans le domaine psychologique*, ainsi que les limitations du domaine de la pensée cérébrale et son « bruit de fond cosmique » incessant.
Nous avons vu dans l’article précédent que la notion d’un « temps qui passe » que nous appréhendons au niveau biologique est par ailleurs très subjective ! Cette notion du « temps qui passe » est un des aspects pragmatiques de notre mode de fonctionnement familier au quotidien, certes nécessaire à notre survie. Mais ce « temps qui passe » recouvre en fait des réalités complexes forts différentes, qui n’ont qu’un lointain rapport avec notre utilitarisme au jour le jour. Comme il le fait par automatisme – ce que nous avons déjà vu – notre cerveau se base sur cette notion pour nous donner son interprétation de la réalité. Elle a sa valeur fonctionnelle et pratique, mais elle est cependant très illusoire en ce sens qu’elle recouvre une tout autre réalité que cette « perception minimaliste », qui est en fait assez bornée.
Ainsi donc, lorsque nous abordons « l’abolition » du temps psychologique et de ses racines conflictuelles, nous le faisons en référence à la globalité de ce que ces « temps » recouvrent vraiment.
D. Bohm et J. Krishnamurti introduisent cette idée obsédante que l’humain tend à « devenir » au lieu de chercher à « être ». Cela semble être la problématique de fond sous-tendant les états conflictuels intérieurs de cet humain.
L’organisation sociétale humaine actuelle, au regard de ses objectifs, est toute tendue vers « l’attente de ce que deviendrons », vers ses buts, et n’accorde pas ou de façon négligeable, d’attention à « ce que nous sommes », voire s’en détourne. L’usage légitime du temps pragmatique est détourné de son champ d’utilité au détriment de l’être, qui n’a pas forcément besoin d’un temps en devenir pour être ce qu’il est. L’être fondamental que nous sommes a-t-il besoin d’un « demain » qui psychologiquement parlant, lui empoisonne l’instant à vivre en le « solidifiant », le figeant en quelque sorte dans des cadres et des sillons prédéterminés à l’avance au niveau du mental ? De ce point de vue, ce demain n’existe pas. Son intrusion dans notre intériorité y apporte la confusion et rend conflictuelle notre capacité à vivre de l’instant qui se présente, qui elle reste fluide dans un aléatoire non encore vraiment déterminé.
Selon D. B. et J. K., le cerveau est, dans son fonctionnement en évolution, imprégné de la notion de ce temps qui s’écoule. Il semble s’y être soumis en y fourvoyant son être dans le mouvement gravitationnel d’un centre de contrôle que rien n’étaye vraiment à l’examen, une identité solide, tangible, séparée. La question qu’ils posent avec acuité, est de savoir si notre cerveau est capable de percevoir son emprisonnement dans cette notion du temps ?
Ils affirment que le cerveau n’est pas totalement conditionné à ce temps. Bien que largement dominé par cette perception, il n’y est pas pour autant soumis de façon immuable. Ils stipulent que la pensée y est asservie, car elle exige « d’entrer dans du temps », mais que tout ce qui parvient à prendre ce temps de vitesse lui échappe !
Le silence de la pensée ouvre une brèche dans ce temps perçu. Cette ouverture dénie au temps une existence autonome, indépendante de nous-même. Nous sommes partie intégrante du « cours du temps ».
La pensée s’inscrit dans un mouvement du temps, avec un corollaire de causes et d’effets. Ce processus est purement mécanique et donc fragmentaire. Au niveau du cerveau, le phénomène de la pensée est de l’ordre du matériel, elle relève du mécanisme mental.
Si on abolit le temps psychologique, le non-mouvement instaure le Silence. La pensée produite par le mental, qui a habituellement une tendance à la « fixation », une fois mise en silence, il se produit une clarté qui permet l’observation neutre du mouvement.
Thich Nhat Hanh décrit cet aspect des choses :
« Je vis en contact permanent avec mes ancêtres génétiques et spirituels »**
Les Lakotas du Dakota expriment aussi cette « vision » dans leur tradition :
Mitakuyé Oyasin (Je fais partie de la grande famille du vivant)
— La saisie du mental pose comme règle générale, qu’un vécu est (plus ou moins abusivement) promu au titre de « loi édictée », mis en projection sur l’existence. Le mental est le fruit des cogitations et « gamberges » diverses, de pensées livrées à elles-même dans le laisser-aller de danses infernales et incessantes. Son « bruit de fond » qui occupe tout l’espace, ne laissant point de fluidité, y rend tout compact. L’émotion perturbée y trouve sa source troublée, elle ne peut dans ces conditions atteindre à la turbidité claire et suivre son cours naturel. Ce processus d’agitation des fonds boueux stagnants du vécu rend toute vision directe impossible. Il amène l’être à développer une présupposition, un pré-jugement associé à un temps psychologique donné, qui se construit en référence à un passé et/ou projeté vers un devenir. En fin de compte, ce processus n’est qu’une fuite du présent immédiat. Cette fuite renvoie à l’angoisse qui naît de l’incapacité à être dans l’instant donné à vivre, l’incapacité d’être simplement attentif, sans commentaires, en acuité avec ce qui se passe.
Ce « bruit de fond » enferme la perception dans un état identitaire motivé par une « attente préconçue » ne laissant guère de possibilité d’expression à ce qui est là. D’où un état psychologique inévitablement conflictuel de sa racine à ses disfonctionnalités comportementales récurrentes. C’est la « voie du conflit » suivie depuis des siècles par le cerveau humain, au point que l’on n’y prend même plus garde ni porte plus attention ! Sauf qu’à la faveur de telle ou telle circonstance, l’horreur et l’abomination poussées jusque dans leurs outrances viennent nous heurter de plein fouet, pour ensuite retourner à l’oubli ! Nous fonctionnons ainsi, avec un horizon sans issue, irrités à l’idée même qu’il puisse y en avoir une, tant s’est émoussée notre capacité à envisager, avec courage certes, d’autres perspectives …
Arnaud Desjardins et Véronique Loiseleur, ce qu’ils en disent :
« Comment passer de la pensée à la vision ? Dans chaque situation que la vie vous présente, vous pouvez soit fonctionner selon vos vieux schémas, soit faire cet effort pour voir la situation telle qu’elle est. Si vous voulez évoluer, un réel travail de discrimination vous est demandé pour distinguer ce qui relève de la réalité et ce qui est pure projection de votre monde intérieur sur cette réalité. Il faut accabler le mental par la vision de la vérité pour qu’il ne puisse plus continuer à dire n’importe quoi et qu’il soit obligé de se taire, il faut confronter les pensées à la réalité. Sinon le mental n’a pas de limites, il justifie, il prouve, il explique, il dénie, il déforme, il raisonne faux, il affirme le contraire de ce qu’il vient de dire, il extrapole. Et surtout pour le mental, rien n’est jamais neutre, tout est jugé, qualifié. Ce travail de contrôle, checking, de rectification de ce qui est tordu, personne ne peut le faire à votre place et il ne s’accomplit qu’ici et maintenant. Ou vous le faites, ou vous ne le faites pas. »
( « La voie et ses pièges » page 199, Éditions La Table Ronde © 1992)
La pensée et son importance chez l’humain
D.B. : … l’homme a peut-être fait fausse route, créé le mauvais conditionnement.
K. : Le mauvais conditionnement dès l’origine. Ou bien, la quête de la sécurité — la sécurité pour moi-même, pour ma famille, mon groupe, pour ma tribu — a amené cette division.
D.B. : Même dans ce cas, il faut demander pourquoi l’homme a fait fausse route dans cette recherche de la sécurité. En effet, si l’intelligence …
(p. 84)
… avait joué tant soit peu, il serait apparu clairement que tout cela n’avait pas de sens.
K. : Bien sûr, vous revenez au moment où nous avons fait fausse route. Comment allez-vous me montrer que nous avons fait fausse route ?
D.B. : Suggérez-vous qu’il faudrait le démontrer scientifiquement ?
K. : Oui. Je crois que l’homme s’est fourvoyé lorsque la pensée est devenue primordiale.
D.B. : Qu’est-ce qui lui a donné cette prépondérance ?
K. : Essayons d’examiner cela. Qu’est-ce qui a incité les êtres humains à vénérer la pensée comme étant l’unique mode de fonctionnement ?
D.B. : Il faudrait aussi expliquer pourquoi la pensée — si elle est tellement importante — est la cause de toutes les difficultés. Voilà les deux questions.
K. : C’est relativement simple. On a instauré la souveraineté de la pensée, et c’est peut-être là que les êtres humains ont fait fausse route.
D.B. : Je crois, voyez-vous, que pensée est devenue l’équivalent de vérité. On a cru que la pensée apportait la vérité, apportait ce qui est toujours vrai. Il y a cette idée que nous sommes détenteurs du savoir — ce qui peut être valable pour un temps — mais les hommes généralisent, parce que le savoir tend toujours à généraliser. Lorsqu’ils en sont arrivés à l’idée qu’il en serait toujours ainsi, cela a cristallisé la pensée comme exprimant ce qui est vrai. Cela a donné à la pensée la primauté absolue.
(p. 85)
…
K. : Pourquoi l’homme a-t-il accordé à la pensée une importance suprême ? A mon avis, c’est assez simple. Parce que c’est la seule chose qu’il connaisse.
D.B. : Il ne s’ensuit pas qu’il lui accorde l’importance suprême.
K. : Parce que les choses que je connais — les choses que la pensée a créées, les images et tout le reste — sont plus importantes que les choses que j’ignore.
D.B. : Mais voyons, si l’intelligence était à l’œuvre, l’homme n’en arriverait pas à cette conclusion. Il n’est pas rationnel de dire que seul compte ce que je connais.
K. : Donc, l’homme est irrationnel.
D.B. : Il a « dérapé » dans l’irrationnel pour en arriver à dire : « Seul compte ce que je connais. » Mais pourquoi l’homme a-t-il fait cela ?
K. : Pourrait-on dire qu’il a commis cette erreur parce qu’il s’accroche au connu et s’oppose à tout ce qui est inconnu ?
D.B. : C’est un fait, mais on ne voit pas très bien pourquoi il agit de la sorte.
K. : Parce que c’est la seule chose qu’il ait.*
— À travers cet échange, Bohm et Krishnamurti partent débusquer d’une façon rendue intelligible, le fourvoiement sociétal dans lequel l’humain semble s’être complètement empêtré. Au jour d’aujourd’hui nous pouvons légitimement nous demander s’il ne s’égare pas tout simplement en lui-même !
Poursuivant leur dialogue, ils se demandent si le cerveau humain peut se libérer de la « domination » de la pensée, sachant que la pensée procède du temps et que sans cette notion d’être dans un « temps qui passe », la perception d’un « moi » disparaît tout simplement !
Ils affirment que la pensée est un processus qui se déroule au sein d’une substance matérielle qui est celle du cerveau.
La pensée et ses limites
Nous avons donc vu que l’usure biologique et le délitement de la matière organisée sont perçues par le cerveau humain comme « temps qui passe », ou qui « se déroule », mais n’ont pas vraiment de pertinence dans le domaine psychologique de l’être. La pensée humaine est de l’ordre du mécanique, dotée d’applications fonctionnelles, mais elle trouve ses limites dans ce qui constitue la nature de cet humain, « ses qualités psychologiques ». Ce cerveau dégagé de la matérialité de la pensée, que recèle-t-il vraiment ?
Bohm et Krishnamurti affirment*** :
— « K. : … Il ne peut y avoir de perception lucide sans liberté : tout est là, voyez-vous. La liberté est l’essence même de la perception — il faut être affranchi de tout préjugé, entre autres choses. Un esprit qui est libre voit. Voir et agir ne font alors plus qu’un.
D. B. : Oui, parce que l’absence de liberté est une forme de cécité.
(p. 46)
D. B. : … de toute évidence, un homme qui n’est pas libre est incapable de modifier la réalité qui est la sienne.
K. : Évidemment. Là est le danger, en fait.
(p. 47)
— L’obtention de cette liberté demande une bonne dose de courage, et ils le stipulent en poursuivant :
— « D. B. : Mais il faut sortir de ce système.
K. : C’est exact, il faut en sortir — mais, pour cela, il faut de l’énergie. Et tant que je baigne dans l’univers du réel, qui a son énergie propre, cette énergie ne saurait me libérer. Mais la perception des distorsions existant dans ce plan du réel sera source d’énergie.
D. B. : Je dirai plutôt qu’il s’agit de percevoir le caractère inéluctable des distorsions. Car on pourrait les percevoir tout en gardant l’espoir de les éviter.
K. : L’énergie n’est autre que la perception du faux. »
— Nous retrouvons dans ce que décrivait Stephen Batchelor (voir le 1er article), un « agnosticisme [qui] se manifestera peut-être par le biais d’une intense perplexité qui résonne à travers tout le corps, laissant l’esprit à la recherche de certitude sans nulle part où se reposer ».
Continuant de scruter cet aspect, Bohm et Krishnamurti stipulent :
« K. : Mettons les choses au point. Voyons : voir et agir sont une seule et même chose. La division n’a pas sa place dans cet espace-là. Par conséquent, l’espace en question, c’est la liberté du néant. Nous l’avons déjà dit.
D. B. : Le néant — qui est absence de toute chose — est identique à la liberté, car tant qu’une chose est une chose, elle n’est pas libre.
K. : Oui. Donc, la vérité, c’est le néant — le rien, la non-chose. L’action du néant, qui est l’intelligence présente dans le réel — une intelligence libre de toute contingence —, s’exprime au sein de la réalité sans qu’aucune distorsion n’intervienne. Si notre esprit est dépourvu d’espace mais encombré de problèmes, d’images, de souvenirs, de connaissances, il n’est pas libre, il est donc incapable de voir et ; ne voyant rien, il est incapable d’agir. Mon esprit est trop plein pour être libre, il n’y a plus de place, plus d’espace en lui.
D. B. : Oui. Quand il n’y a plus d’espace libre, l’esprit est sous l’emprise de tous ces phénomènes.
K. : Il devient le jouet de son environnement, de ces distorsions.
D. B. : Qui ne cessent de s’ajouter les unes aux autres.
K. : Mais l’esprit qui est vide, qui n’est rien, est capable, lui, de voir et donc d’agir, et cet agir est vérité. Cet espace-là est-il limité par la faute de l’esprit ? Bien sûr que non : il ne saurait être limité. N’étant pas issu de la pensée, il en résulte qu’il n’est pas limité. »
— Ce que l’un et l’autre entendent donc, c’est que la conscience humaine abrite bel et bien une dimension hors de la matérialité de la pensée du mental et de sa « saisie gravitationnelle » ; une dimension non limitée et libre de son objet de perception.
Perception et pensée
Bohm et Krishnamurti abordent le champ de la perception directe au-delà de « la pensée en suspension », en proposant un questionnement sur l’importance phénoménale accordée à cette pensée par l’humain au cours des âges dont nous avons un écho.
Le monde de la pensée se fissure dès lors qu’il s’arroge une appartenance à l’ordre du « vivant ». Or, nous avons vu dans les articles précédents qu’il s’agit plutôt de processus mécaniques mémoriels divers, composés de fragments rassemblés qui forment une structure.
Ce qui est de l’ordre du vivant, c’est la perception, la « vue », et c’est dans cette direction que se manifeste la réelle intelligence de l’humain.
— « K. : Attendez! Je commence à voir quelque chose — nous commençons tous deux à voir quelque chose. Nous disons que la perception suprême, c’est la vérité. Cette perception agit dans et sur le réel. Il y a donc perception — une perception qui est vérité — et cette chose-là ne peut agir qu’au sein du réel. Ou, pour dire les choses autrement : dès lors que je perçois une chose de manière totale, absolue, la pensée n’entre pas en jeu.
D. B. : La perception se fait directement.
K. : C’est une perception directe. La perception a un effet direct.
D. B. : Sans passer par la pensée.
K. : C’est ce que je veux savoir.
D. B. : Lorsqu’on perçoit un danger, cette perception agit de manière immédiate, sans que la pensée intervienne.
K. : Exactement. »
(p. 142)
— Le doigt est mis ici sur cet aspect de notre nature, où, dans des circonstances où la mise en place d’une vision fulgurante est nécessaire pour induire une stratégie ponctuelle de survie, les processus de la pensée sont annihilés et réduits au silence.
L’être fondamental en nous se manifeste par son intelligence humaine totale, et nous renvoie à ce qu’exprimait le Professeur Henri Laborit :
… La seule raison d’être d’un être vivant, c’est de maintenir sa structure en vie, sans quoi cet être ne serait tout simplement pas !
En les instants où nous sommes mis en péril, si nous sommes capables de comprendre de façon intelligible ce que nous sommes en nous-mêmes, face à nous-mêmes, nous avons la possibilité d’avoir accès à notre intelligence fondamentale et à ses ressources. Les carcans des mécanismes de la pensée sont insuffisants pour apporter des réponses intelligibles à la réalité de la situation.
— « D. B. : … l’avidité est une pensée irrationnelle.
K. : Oui, l’avidité est irrationnelle.
D. B. : Il existe pourtant une pensée rationnelle — par exemple, lorsqu’on essaie de résoudre un problème.
(p. 146)
K. : Lorsque vous percevez l’avidité dans toutes ses dimensions, quelque chose se passe en vous.
D. B. : Mais vous dites qu’il n’y a plus de pensée.
K. : La pensée n’est plus nécessaire.
D. B. : Comment faites-vous alors pour retrouver votre chemin ? Pour mettre votre mémoire à contribution ?
K. : Écoutez : je ne suis plus avide. Je n’ai plus besoin de la pensée dans le domaine propre à la perception, et la pensée n’entre plus du tout sur ce territoire.
D. B. : C’est vrai pour la perception, mais la pensée a encore un rôle à jouer, apparemment.
K. : Ce que je dis, c’est qu’elle n’a plus aucun rôle à jouer pour ce qui touche à l’avidité. Quand la perception est pleine et entière, il n’y a plus de place pour la pensée.
D. B. : Dans cette perception.
K. : Pas seulement dans la perception : la pensée n’ existe plus par rapport à tout cela. Vous percevez le fait que toute croyance est irrationnelle : c’est tout l’ensemble de cette structure de la croyance qui est clairement perçu, et dans ce cas la croyance n’a plus sa place dans votre pensée, dans votre cerveau. Si je perçois en totalité la nature de la croyance, finies les croyances »
(p. 147)
— Ces dialogues mettent en lumière ce qui se passe quand le mental qui « gamberge » est terrassé, quand son bavardage incessant de commentaires etc. est réduit au silence, le mental est alors réduit à sa fonction de base mécanique. La supercherie est démasquée.
— « K. : Elle n’existe plus. La pensée n’a plus sa place quand il y a perception totale. Son domaine d’action est celui des nécessités urgentes — nourriture, vêtements, logement. Qu’en dites-vous ?
D. B. : Oui, C’est sans doute exact.
K. : Je veux approfondir la question, la remettre en cause.
D. B. : Mais, dans un premier temps, nous avons voulu comprendre pourquoi la pensée a fait ce qu’elle a fait. En d’autres termes, certes, lorsqu’il y a perception totale, il n’y a plus de place pour la pensée, mais par ailleurs, face à des problèmes d’ordre pratique, on pourrait dire que notre perception n’est pas globale et que nous dépendons d’informations accumulées auparavant — par conséquent, nous avons alors besoin de la pensée.
K. : Oui, j’en ai besoin pour bâtir une maison.
D. B. : Et vous dépendez de tout un capital d’informations, vous êtes incapable de savoir d’emblée comment faire pour la construire.
K. : Tout à fait.
D. B. : Mais pour tout ce qui est d’ordre psychologique…
K. : Dès lors que la perception est totale, la pensée n’entre pas dans le processus psychologique.
(p. 148)
D. B. : C’est cela. Elle ne participe pas à la perception psychologique, bien qu’elle puisse avoir un rôle à jouer dans la perception matérielle.
K. : Exactement. »
…
K. : Serait-ce que, lorsqu’il y a perception totale, une perception étrangère à tout mouvement de la pensée, du temps, etc., l’esprit ne recourt à la pensée qu’en cas de nécessité, Et, sinon, il est vide ?
D. B. : On pourrait peut-être dire les choses autrement : un tel esprit, lorsqu’il recourt à la pensée, réalise que c’est effectivement la pensée qui est en jeu, sans jamais rien supposer d’autre.
K. : Exactement. Il se rend compte qu’il s’agit de la pensée – et de rien d’autre.
D. B. : S’il ne s’agit de rien d’autre que de la pensée, sa portée reste limitée, et rien n’oblige à lui accorder une telle importance.
K. : C’est très juste.
(p.149)
…
K. : L’habitude et le conditionnement nous ont amenés à dire que la pensée est la chose essentielle dans la vie. La pensée n’a jamais compris qu’elle était limitée. C’est bien ce que nous disons, n’est-ce pas ?
D. B. : Entre autres choses, oui.
K. : Et nous disons aussi que la perception totale amène un changement dans la pensée.
(p. 150)
…
D. B. : À cause de cette perception, la pensée est devenue différente, bien qu’elle reste mécanique.
K. : Oui, c’est exactement ce que nous disons.
D. B. : Grâce à cette perception, le mode de fonctionnement de la pensée s’est modifié. Ce n’est donc pas dans la pensée, mais dans la perception qu’est la créativité.
K. : Autrement dit, la pensée a engendré le « moi » qui est devenu — en apparence — indépendant de la pensée ; et ce « moi », qui fait toujours partie de la pensée, constitue notre structure psychologique. Or la perception authentique ne peut avoir lieu qu’en l’absence de « moi ».
D. B. : Le « moi », cette structure imaginaire, est également réel, mais il suppose l’existence d’une espèce de noyau central, n’est-ce pas ?
K. : Oui, évidemment. Il y a donc un centre. Ce centre est-il indépendant de la pensée ?
D. B. : Il semblerait que ce centre soit la pensée.
K. : Exactement. Voilà pourquoi celle-ci est fragmentée.
D. B. : Et, selon vous, c’est parce que nous passons, pour penser, par ce centre du « moi » que cette fragmentation est inévitable.
K. : Oui, elle est inévitable. Voyez-vous, si cette fragmentation existe, c’est essentiellement en raison de ce centre à partir duquel notre pensée s’organise.
D. B. : Nous sommes persuadés que notre fonctionnement psychologique s’effectue à partir d’un centre.
(p. 151)
…
D. B. : … Certes, la pensée a créé ce centre, mais cette notion de centre n’existait à l’origine que pour de simples raisons pratiques. Or la pensée s’est approprié cette notion à des fins psychologiques.
K. : Oui.
D. B. : Mais pourquoi ?
K. : Pour une raison très simple. La pensée s’est dit : « Je ne saurais être que mécanique, je dois être bien plus que cela. »
D. B. : Et comment le centre répond-il à cette ambition ?
K. : Le « moi » donne à la pensée une permanence.
D. B. : Il faudrait démontrer de façon plus claire en quoi cette permanence liée au « moi » n’est que mensonge.
(p. 153)
…
D. B. : Une fois que la pensée a inventé ce centre, elle peut ensuite lui attribuer les qualités de son choix, telles que la faculté de penser ou de ressentir.
K. : Tout à fait.
D. B. : Et, s’il y a douleur ou plaisir, elle va les attribuer au centre lui-même, qui prend ainsi vie peu à peu. Peut-on dire que la souffrance apparaît lorsque la douleur est attribuée à ce centre ?
K. : Évidemment. Dès lors qu’il y a un centre, la souffrance est inévitable.
D. B. : Parce que, lorsqu’il n’existe pas de centre, la douleur n’existe que dans la pensée.
K. : Elle est simplement d’ordre physique.
D. B. : Soit elle est physique, soit c’est un souvenir — autrement dit, rien.
K. : Rien, en effet.
D. B. : Mais si le souvenir de la douleur est attribué à ce centre, alors celui-ci prend des apparences réelles et peut enfler démesurément.
K. : Nous faisons donc le constat suivant : si la perception est totale, la pensée n’y joue aucun rôle.
D. B. : Et cette perception agit ; la pensée peut être partie prenante dans sa mise en acte, ainsi que nous l’avons dit récemment.
K. : Oui. Mettons les choses au clair : il y a une perception totale — d’où la pensée est absente. Et c’est cette perception qui agit.
D. B. : Oui, et cette action modifie forcément la nature de la pensée, de même qu’elle modifie les cellules du cerveau.
K. : Oui. La pensée n’a qu’une fonction mécanique.
(p. 156)
D. B. : Ce qui signifie peu ou prou qu’elle manque d’intelligence — la pensée n’est pas créative, elle n’est pas intelligente.
K. : Donc, si la pensée est purement mécanique, elle a tout loisir d’agir dans tous les domaines de façon mécanique sans avoir à recourir à un centre psychologique, et dans ce cas il n’y a pas de problème.
D. B. : Je crois que dès l’origine la pensée s’est prise — à tort — pour une chose vivante et créatrice, et s’est façonné un centre pour se pérenniser.
K. : C’est tout à fait exact. Nous avons donc vu, à présent, pourquoi la pensée était fragmentaire.
D. B. : Pourquoi est-elle fragmentaire ?
K. : A cause de ce centre. La pensée a créé ce centre qui est un pôle de permanence, un pivot qui retient tout ce qui gravite autour de lui.
D. B. : Oui. Le monde entier tient grâce à ce centre. Car quiconque a l’impression d’avoir perdu son centre a aussi l’impression que tout son univers s’écroule.
K. : C’est juste.
D. B. : Le centre est donc identique au monde.
K. : C’est exact, voilà pourquoi la pensée est fragmentaire.
D. B. : Cela n’explique pas entièrement cette fragmentation.
K. : La pensée est fragmentée parce qu’elle s’est dissociée de l’objet qu’elle a créé de toutes pièces.
D. B. : Voilà l’explication : il faut l’exposer très clairement. La pensée s’est arrogé un centre, censé …
p. 157
… être distinct d’elle-même, alors qu’en fait c’est elle qui l’a créé et qu’elle est identique à lui.
K. : Elle est ce centre.
D. B. : Mais elle attribue à ce centre certaines propriétés — celle d’être vivant et réel, etc. Et cela, c’est une fragmentation.
K. : Oui, la fracture essentielle est là.
D. B. : D’où une fragmentation généralisée, s’étendant forcément à tout le reste de notre existence. Car, pour maintenir cette notion de séparation entre la pensée et le centre, la pensée doit tout fractionner en conséquence. D’où la confusion, car soit elle dissocie des choses indissociables, soit elle associe des choses disparates. Et aucun effort n’est trop grand pour maintenir cette fiction d’un centre qui serait distinct de la pensée.
K. : Et l’existence doit coïncider en tout avec ce centre.
— Dans ce magistral échange, l’approche et la décortication des processus sont clairement mis en lumière.
Le yogi Vajradhara Tashi Peldjör (Kyabjé Dilgo Khyentsé), dans un de ses commentaires sur l’Esprit dans le « Trésor du cœur des êtres éveillés », de Dza Patrül du XIXe siècle au Tibet, exprima ceci en été 1990 à La Sonnerie en Dordogne ( ed. Padmakara © 1992, page 11) :
— « … Dans sa production mentale, l’esprit crée à la fois le samsara et le nirvana. Pourtant tout cela n’est pas grand-chose, ce ne sont que des pensées. Une fois que nous avons reconnu que les pensées dans notre esprit sont sans consistances réelles et vides en elles mêmes, le mental n’a plus autant de pouvoir de nous imposer ses vues, nous abusant en permanence, et nous induisant en perceptions erronées diverses … »
Et nous apporterons en conclusion de cet article, ce qu’en disent Arnaud Desjardins et Véronique Loiseleur, dans la dernière partie de leur livre « La voie et ses pièges » (pages 202/03, 235 et 237, Éditions La Table Ronde © 1992) :
— « Dans cette dissolution du mental, tout ne va pas être détruit : ce qui est vrai n’a pas de raison de s’effondrer, mais ce qui est vrai représente peu de chose à côté de tout ce qui est plus ou moins déformé, coloré, interprété.
…
Tant que nous vivons dans « notre » monde, tant que « c’est comme ça que nous voyons les choses », une mort à un niveau doit s’opérer pour renaître à un autre niveau.
Peu à peu vous verrez des degrés beaucoup plus subtils et intéressants de ce fonctionnement qui s’appelle « penser », vous arriverez jusqu’à l’essence du mental, de l’illusion, de l’aveuglement. Le but dépasse les normes habituelles de notre intelligence ou de la raison. Il est à proprement parler révolutionnaire par rapport à notre manière actuelle de concevoir les choses. Vous allez vers un retournement de toutes vos convictions qui seul peut vous conduire à ce qui mériterait vraiment le nom d’éveil ou de libération. N’est-ce pas révolutionnaire, pour des hommes qui autrefois voyaient de la matière solide, de savoir qu’il n’y a en fait que du vide, des protons et des neutrons ? La démarche de la destruction du mental demande une audace aussi radicale. C’est vraiment le passage dans un autre monde.
…
L’horreur de la situation — comme disait Gurdjieff — c’est qu’un monde d’enfant qui, en lui-même, est attendrissant règne sur le monde des adultes. Cette vérité a une valeur générale. Si nous nous apercevons que cela s’applique à nous, en voyant la puissance de nos propres émotions, nous comprendrons bien que c’est également vrai pour l’humanité qui n’est pas composée uniquement de sages.
Nous sommes entourés d’êtres humains qui, pour un oui ou pour un non, sont tout d’un coup, brusquement, envahis par le petit enfant qu’ils ont été autrefois ; dont la vision d’enfant ne correspond en rien à la réalité ; dont la manière de penser la situation actuelle est une pensée puérile et, bien entendu, dont les comportements vont être des comportements infantiles. Là réside la tragédie du monde … »
…
Un monde d’adultes serait complètement différent du monde ordinaire dans lequel nous vivons. En mettant l’accent sur les possibilités d’éveil ou d’illumination de l’être humain, on peut avoir l’impression de parler de sagesse à des adultes.
La vérité est d’abord beaucoup plus simple : il s’agit d’un monde d’adultes plus ou moins infantiles, c’est tout ; plus ou moins capables d’émerger hors de l’enfant en eux pour voir la réalité avec des yeux radicalement différents. Ce passage d’un monde à un autre est possible mais je ne dis pas qu’il est facile et il se peut qu’il vous faille beaucoup de temps pour modifier les fonctionnements qui se sont mis en place dans votre cerveau, dans vos engrammes, dans vos neurones. C’est une immense transformation mais une transformation à laquelle vous êtes appelés. »
* « Le Temps Aboli », Dialogues, page 15, David Joseph Bohm et Jiddu Krishnamurti, ed. Du Rocher © 1987
** Thich Nhat Hanh, « Bouddha et Jésus sont des frères », ed. Le Relié, © 2001
*** « Les Limites de la pensée » (dialogues), David J. Bohm et Jiddu Krishnamurtied. Stock © 1999 (préface D. Bohm © 1982)
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