Les déterminismes

 

Les déterminismes

 

 

M.Terre-P.Ciel Dine-21X19

Père-Ciel et Mère-Terre, Dinè (Navajo), broderie au point de croix, (H.21 x L.19), Sandrine Grillet, © 2011.

— Nous allons faire notre possible pour essayer d’y voir un peu plus clair dans ces contrées vastes, parfois touffues et inextricables, tantôt abyssales dans la « sombritude », tantôt éblouissantes d’une luminosité insoutenable, dantesques dans leurs forces telluriques et paradoxalement à l’horizon sans finitude d’un espace à perte de vue dans l’insondable, contrées vertigineuses où il n’est pas sans risque de s’aventurer sans une solide préparation à et en soi.

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— Où il est question de la base de ce que nous sommes

Dans ses « Recherches sur la mémoire* » du cerveau humain, Eric Kandel (chercheur en neurophysiologie) nous introduit à ceci :

— « Chaque personne humaine a un cerveau qui diffère selon son parcours et son “apprentissage”.

L’hippocampe est le siège de notre mémoire. Cette mémoire est le liant de notre vie mentale, c’est elle qui nous permet d’avoir une continuité dans notre vie. Sans cet élément essentiel nous ne sommes pas, nous “n’existons” pas d’une certaine façon. »

 Voilà donc l’élément essentiel, le pivot central, qui permet d’être ce que nous sommes chacun(e) en toute originalité, et ce depuis la gestation de l’espèce humaine dont nous sommes issue.

D’autre part David J. Bohm (chercheur en physique quantique et neuropsychologie) dans ses dialogues avec le grand spirituel méditant Jiddu Krishnamurti « Le Temps aboli** », avancent tous les deux que ce cerveau humain « … est très ancien … » et « … qu’en un certain sens, toute cette évolution s’est en quelque sorte condensée dans le cerveau. », qui est avant tout le cerveau du genre humain, bien plus qu’il n’est notre cerveau en tant qu’individualité manifesté.

Nous avons vu dans l’article précédant du Pr H. Laborit, que le petit de l’homme n’a pas finalement d’existence propre sans ses semblables, qu’il ne peut être proprement humain qu’au sein d’un groupe humain, représentant de l’humanité. E. Kandel nous explique que le lien identitaire référentiel d’un humain est fondamentalement lié au processus mémoriel du mental, que cela est le liant sine-qua-non, l’architecture pourrait on dire de notre originalité.

Un être est donc la conjonction d’une temporalité de circonstance en une manifestation donnée, ainsi que la somme globale de l’évolution de son espèce. En quelque sorte il est la manifestation de sa mémoire en action en même temps que le produit de l’évolution dans ses gènes. Ce sont donc deux dynamiques conjointe en une, qui donnent le socle d’une viabilité proprement humaine, avec ses déterminismes particuliers dans un environnement donné.

Nous nous rendons compte que déjà le poids des déterminismes sont extrêmement puissants, que la personne humaine est goutte d’eau pris dans le flot de l’immensité océanique de la Vie. Prendre conscience de cet aspect de notre situation est déjà en soi une potentialité d’élargir grandement de champ de l’horizon qui nous est donné de vivre.

Allons maintenant vers ce que nous rapportent les traditions de l’homme – en tant que « genre » – par l’intermédiaire de leurs personnalités actuelles les plus éclairées et ouvertes à la Vie.

La première tradition en exemple, est celle dont est issu Marcel Légaut, laïc à la sensibilité inspirée de la vie du Christ :

— « Soumise sans recours aux déterminismes qui font et défont les peuples, la société pétrit ses membres dès leur jeunesse, quelles que soient les barrières que la famille peut lui opposer pour les protéger. Celle-ci en vient à n’être plus tenue pour irremplaçable auprès de ses enfants, sauf lorsqu’elle préside à leur toute première éducation, car à cet âge, malgré des progrès techniques, la société est incapable de se substituer à elle.

La prise de conscience par l’homme du fait qu’il mourra, l’acceptation réaliste de cet événement qui transcende tous les autres, la compréhension des conséquences capitales que cela comporte dans sa vie, l’intelligence du sens de sa propre mort exigent une vitalité spirituelle vigoureuse et ne se produisent qu’aux instants d’exceptionnelle lumière. Elles ne peuvent naître qu’en la partie la plus recueillie, la plus réfléchie de son humanité. Elles sont hors d’atteinte quand l’homme fonde sa réflexion exclusivement sur l’expérience brute au niveau des évidences et des émotions, des actions et des réactions, quand il se refuse aux recherches plus personnelles qui sont exigées de chacun pour s’entrevoir dans sa totalité.

La société, en l’occurrence, n’est d’aucun secours. Tout au contraire, elle pèse sur ses membres et les distrait d’une telle connaissance qui prélude au déclin de son règne sur eux. Quand la mort s’approche, la société s’écarte, elle abandonne l’homme et le laisse à lui-même dans une solitude où elle n’a pas accès. Quand elle parle de la mort, ce n’est que statistiquement ou d’une façon générale et abstraite. Quotidiennement, elle étouffe les pleurs et les cris qui l’accompagnent sous le bruit de ses activités et de ses promesses, voire de son éloquence. Elle passe sur le corps des morts, s’en sert quand cela lui est possible, et, imperturbable, continue son chemin.

Naissance et mort s’appellent. Ne sont-elles pas les deux situations limites et au-delà desquelles toute pensée n’est qu’imagination vaine ?

L’homme est acculé aussi à penser à la mort quand il la voit de près dans les circonstances tragiques qui par leur dimension relèvent du cataclysme, lorsque l’horreur fait son œuvre dans la masse humaine avec la puissance invincible et déshumanisante des déterminismes. Mais alors, comme précédemment, malgré la profondeur des impressions reçues, à cause de leur violence qui ne lui laisse pas la possibilité de s’en dégager et d’y penser dans le recueillement, l’homme ne découvre la mort que du dehors. La mort n’est qu’une rupture et une fin. Elle ne regarde la vie qu’en la terrassant. Elle reste étrangère à ce que cette vie a été. Elle ne la conclut pas, mais la brise.

Cette mort, purement phénoménale, qui menace l’homme comme elle frappe ceux qu’il aime, ou ceux qui tombent dramatiquement à ses côtés est de l’ordre de ce qui détruit tout vivant. Elle n’est que le résultat brutal des lois aveugles qui règnent sur la matière. »

« L’homme à la recherche de son humanité », Et homo factus est – (l’homme tel qu’il est), pages (52,67 et 68) Marcel Légaut – éd. Aubier-Montaigne © 1971

 

Arnaud Desjardins (éduqué dans le Protestantisme) et Véronique Loiseleur, nous introduisent pour leur part aux sensibilités de traditions plus « orientales », essentiellement brahmanique pour Arnaud (et Denise Desjardins), proche de Swâmi Prajnânpad. Le déterminisme y est plus connu sous le terme complètement galvaudé en occident de « karma », appellation impropre car tronquée dans son énoncé traditionnel de « karma-vipaka », soit l’action et son résultat :

— « Il faut bien voir, comme corollaire immédiat, que si je ne suis pas l’auteur des actions en ce qui me concerne, l’autre ne l’est pas non plus. Du point de vue du karma, ou plutôt des karmas, je suis mené par la force des choses, mais l’autre l’est aussi ; si je me trouve inséré dans des chaînes de situations, si mon karma se déroule inexorablement dans cette interconnexion de tous les éléments de la multiplicité, il en est de même pour l’autre.

Si vous êtes convaincu que c’est vous l’auteur des actions, la question se pose avec une acuité terrible : suis-je un criminel ou des chaînes de causes et d’effets ont-elles été à l’œuvre ? Naturellement l’ego lui-même peut récupérer n’importe quel fragment de vérité à son profit pour mieux camoufler ses mensonges et justifier toutes ses faiblesses au nom d’une irresponsabilité métaphysique, dans une totale mauvaise foi. Nous ne pouvons pas nous emparer d’une idée quand elle sert notre égoïsme et la rejeter quand elle ne nous convient plus.

La vérité — délicate et dangereuse — c’est que l’autre est l’instrument de notre karma et nous sommes l’instrument du karma des autres. C’était son karma d’être blessé, selon ses propres chaînes d’actions et de réactions, et j’ai été l’instrument de son karma. Inversement, l’autre est l’instrument de mon karma ; c’était dans mes propres chaînes de causes et d’effets d’être victime de cet accident ce jour-là. Seulement tant que nous sommes ancrés dans le niveau de conscience habituel, c’est un peu facile de se dédouaner en déclarant : « Oh, c’était son karma ! » Cette manière de raisonner, reprise prématurément à notre compte, ne peut que nous faire du tort si nous sommes encore convaincus que c’est nous l’auteur des actions. On ne peut pas tricher avec des thèmes aussi graves.

Cette affirmation que nous sommes l’instrument du karma des autres et que les autres sont les instruments de notre karma, est notamment exprimée dans la si célèbre Bhagavad-Gîtâ. »

 (Arnaud Desjardins et Véronique Loiseleur, « La voie et ses pièges  » pages 97 et 98, Éditions La Table Ronde © 1992)

 

— Le fonctionnement du cerveau humain est abordé ici avec finesse et fermeté. Est aussi introduite la notion de co-responsabilité dans l’implication des mouvements et des déterminismes en jeu. Quels que soient les choix faits, qu’ils soient de l’ordre du réactionnel non-conscient, ou de l’inspiration actée d’une réponse en toute conscience-témoin à une situation, il y a responsabilité. Cette responsabilité se situe à des degrés divers, le jeune enfant n’ayant pas le même degrés de responsabilité que celle de l’adulte, et ainsi de suite … L’étude de la notion de déterminisme (ou karma-vipaka, donc) nous permet de comprendre les tenants et les aboutissants, de nous placer dans une perspective qui vise à établir une sagesse portée par une cohérence intelligible. Ce déterminisme est de l’ordre du fonctionnement, et non pas du choix, non pas de la responsabilité humaine qui elle relève d’une perspective qui n’est pas mécanique, quand bien même cette dimension humaine est par ailleurs profondément impliquée dans le déterminisme, mais n’y est pas soumise par nature comme le monde animal, végétal ou minéral. Ce n’est que grossier sophisme que de parler d’une prétendue « volonté d’un dieu », que d’invoquer le « karma » ou pour d’autres encore « le destin » comme acteurs de responsabilité. C’est une argumentation fallacieuse s’il en est, qui relève du comportement de fuite décrit précédemment par le Pr Laborit, une attitude d’évitement de la responsabilité qui dispense d’assumer pleinement les conséquences des choix, quels qu’ils soient. Ce qui bien évidemment ne peut être le cas d’un authentique chercheur qui justement va vers l’abolition des comportements soumis à la « domination » !

À ce sujet, les déterminismes karmiques d’un certain « bouddhisme religieux », le positionnement de Stephen Batchelor, occidental d’origine anglaise de notre génération, ayant vécu adolescent les années 68, est dès plus intéressant :

Pour que la renaissance soit possible, quelque chose doit survivre à la mort du corps et du cerveau. Pour survivre à la mort physique, ce « quelque chose » ne doit pas seulement être immatériel mais aussi être capable d’engranger les « graines » d’actes moraux antérieurs (karma) qui « germeront » lors de vies futures. Comme les bouddhistes rejettent l’existence d’un moi permanent qui persiste de vie en vie, ils considèrent que c’est un processus mental désincarné et impermanent qui se transmet à chaque renaissance. Cela mène inévitablement à un dualisme du corps et de l’esprit. « L’esprit clair et connaissant » de Dharmakarti qui habite un corps matériel ne semble pas très différent de la res cogitans (la pensée) de Descartes qui habite la res extensa (l’étendue, soit le corps).

Comment un esprit immatériel peut-il jamais se connecter à un corps matériel ? Immatériel, il ne peut être vu, entendu, senti, goûté ou touché. S’il est intouchable, comment peut-il « toucher » ou avoir un contact avec le cerveau ? Comment se connecte-t-il à un neurone, ou un neurone se connecte-t-il à lui ?

(« ITINÉRAIRE D’UN BOUDDHISTE ATHÉE »p. 57 et 58, Stephen BATCHELOR, éditions du Seuil, © février 2012)

En effet, de quel genre de substrat peut-il être question ? Et de quelles possibilités de contacts peut-il être pourvu ?

Pour notre part, et nous y reviendrons plus tard et plus précisément dans un article à venir, la problématique corps-matière et esprit/« karmique-renaissance » est bien mal posée, nous semble-t-il. C’est une interprétation très grossière née d’une ignorance bien compréhensible d’une époque, d’une culture très éloignée de nous, par la géographie et la période humaine qui nous en sépare. Il s’agit vraisemblablement de quelque chose de beaucoup plus complexe et subtil. Pour autant, le voile qui nous dissimule une certaine possibilité de « voir » ce qu’il en est réellement est probablement mince. Mais il semble être plein de résistances et de complications accumulées dans l’évolution du cerveau de l’humain, et reste très délicat d’accès !

Poursuivons avec Stephen BATCHELOR :

« L’idée de renaissance est significative pour le bouddhisme dans la mesure où elle sert à rendre compte de la doctrine métaphysique indienne des actions et de leurs résultats, doctrine connue sous le nom de « Karma-vipaka » (ou “l’action et son résultat”). Le Bouddha acceptait l’idée de karma tout comme il acceptait celle de la renaissance, mais lorsqu’il était interrogé sur le sujet, il avait tendance à insister davantage sur ses implications psychologiques que sur ses implications cosmologiques. Le « karma », disait-il souvent, « c’est l’intention », c’est-à-dire un mouvement de l’esprit qui se produit à chaque fois que nous réfléchissons, parlons ou agissons. En étant attentifs à ce processus, nous comprenons comment les intentions nous amènent à nous comporter selon des schémas habituels qui, à leur tour, ont une incidence sur la nature de notre expérience. Contrairement à la position souvent enseignée par les bouddhistes religieux, le Bouddha nie que le karma en tant que tel suffise à expliquer l’origine de l’expérience individuelle.

Tout cela n’a rien à voir avec la compatibilité ou l’incompatibilité du bouddhisme et de la science moderne. Il est curieux qu’une pratique tournée vers l’angoisse et la fin de l’angoisse se voie contrainte d’adopter les théories métaphysiques de l’Inde ancienne et d’accepter comme article de foi l’idée que la conscience ne peut s’expliquer à partir des fonctionnalités du cerveau. La pratique du dharma ne peut jamais être en contradiction avec la science, non pas parce qu’elle offre une quelconque validation mystique à des découvertes scientifiques, mais parce qu’elle n’est tout simplement pas soucieuse de les valider ou de les invalider. Sa seule préoccupation est la nature de l’expérience existentielle.

Que devons-nous penser de tout cela ? Il y a, semble-t-il, deux possibilités : croire en la renaissance ou ne pas y croire. Mais il existe une alternative : reconnaître, en toute honnêteté, que « “je” ne sais pas ». Nous n’avons ni à accepter littéralement les interprétations du principe de renaissance proposées par la tradition religieuse, ni à tomber dans l’extrême inverse et considérer la mort comme une annihilation. Quelles que puissent être nos croyances, nos actions auront une incidence au-delà de notre mort.

L’héritage de nos pensées, de nos mots et de nos actions résonnera au travers des impressions laissées derrière nous dans les vies de ceux que nous aurons influencés ou touchés d’une manière ou d’une autre.

(Stephen Batchelor, « Le bouddhisme libéré des croyances », pages 61 et 62© éditions Bayard 2004)

 

Dans les Gorges de la VIS, avril 2014

Dans les Gorges de la VIS, avril 2014

Lorsque nous aborderons ce domaine dans un prochain article, notamment l’état actuel des découvertes dans les neurosciences et le domaine de « l’intrication » dans les particules de la mécanique Quantique, nous découvrirons avec stupéfaction les implications possibles de cet énoncé magistral !

 

Notes :

* Nous allons y revenir de façon plus poussée dans l’article à venir sur le fonctionnement du cerveau humain …

** « Le Temps Aboli », Dialogues, page 15, David Joseph Bohm et Jiddu Krishnamurti, ed. Du Rocher © 1987

 

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