Roland Dubillard, Je dirai que je suis tombé

Causse du Larzac, rocs du Lauradou

Si tu veux développer ta patience;
Si tu veux acquérir cette gigantesque patience
De te supporter toi-même assez longtemps
Pour mourir à la fin paisible et détendu;
Si tu veux, en un mot, devenir le tuyau
Qui ne se noue aucunement au passage de l’eau,
La digérant par siècles sans détour,
Et sans cette sorte de nœud
Que font les gorges qui s’étranglent;
Si la patience est un but
Pour toi, ou simplement une vertu précieuse;
Alors, mon fils, il te faut d’abord te pencher
Patiemment sur l’ardu problème du nœud.
(300)

Des clous, des cailloux, des tournevis, des armoires, tout un bric-à-brac en proie au désarroi apparaît au fil des phrases, s’en va, revient; une récurrence de sonorité ? Pour le sens symbolique que Roland Dubillard y attache ? Sa poésie est un chaos. Mais un chaos englobé dans la cohérence d’un univers. On reconnaît sa patte au premier coup d’œil, puis on se perd. On croit momentanément comprendre une idée, une intention, une histoire, las, la phrase qui suit contredit tout. Roland Dubillard déconstruit, éparpille les cubes, les réassemble dans le désordre, mélange objets et crise existentielle, fait des pieds et des mains. Des pieds retords qui partent toujours dans des directions différentes, des mains légères qui s’envolent dans l’air. Il faut se résoudre à ne pas raisonner. Saisir un peu d’absurde grinçant, jouir des jeux de langues, écouter la musique. Il n’est pas sûr qu’il veuille toujours dire quelque chose. Mais on se sent quand même face à quelque chose de familier, même quand on lit : son caverneux du carporel encorné d’histoile. Il y a là-dessous un presque-signifiant, bien que pas tout à fait. L’évanescence des êtres et des objets imprègne peu à peu notre atmosphère mentale. La persistance de la lumière, la disparition du chat qui n’a pas conscience de son absence. La vie pèse lourd chez Roland Dubillard, mais elle coule aussi, fluide, vive et liquide. Ce qui parfois fait naître des fulgurances sous sa plume.

je suis celui qui toujours vous reconnaîtra :
Aiguille, mais la plus aiguille
entre toutes les aiguilles;
pomme d’arbre, île d’archipel,
et parmi les oiseaux irréels
le réel oiseau de mes ailes.
(105)

Causse du Larzac – Fritillaire

Causse du Larzac – Lézard vert

Falaises de Saint-Beaulize – Lézard à deux bandes

 

Et je compris qu’heureusement les feuilles
ne me demandaient pas de les assister dans leur crue,
ni les pavés dans leur tendresse et ni les chaises dans leur paille,
et ni les yeux dans leur regard.
Et j’ai senti soudain des kilos de cerises
quitter ma tête et rentrer dans les cerisiers.

Et le souci de mes empreintes
a quitté mes pieds pour le sable.

J’ai passé mon chemin je m’en souviens à peine.

Une musique belle et triste,
pareille à moi parmi les arbres
pendant que je marchais passait
sans le rendre ni beau ni triste
à travers un trombone en cuivre.
(70)

Les choses

Les choses qu’on enlève;
Les choses qu’on arrache…
Et les choses qui viennent
Au moindre signe…

Et celles qui se précipitent
Par désespoir
Dans le gosier rotatif du hachoir…

Choses qui pèsent
Et qui jamais n’arrivent à tomber…

Roues dont les rayons rayent derrière elles
Le marbre précieux de la table et du ciel…
(142)

Le chat

Ce chat, qui n’avait rien gardé de ses gouttières,
Allant sans but, à travers nos jours ordinaires,
Tout à coup disparut, sans qu’on s’en aperçût.
On ne s’en aperçut qu’alors qu’il n’était déjà plus qu’un chat à l’imparfait.
Lui-même avait-il senti qu’il disparaissait,
Et reniflé ses traces derrière lui ?
Ou bien ne se souciait-il que de réapparaître ailleurs ?
Mais alors sans se souvenir d’avoir jamais été que ça :
Cette disparition ? Disparition de rien.
Par une nuit d’ennui, sans aventure,
Sans regret et sans la moindre tentation de se rappeler, dans ses moustaches,
A qui maintenant peut-être il allait se mettre à manquer…
(153)

Si tu veux développer ta patience;
Si tu veux acquérir cette gigantesque patience
De te supporter toi-même assez longtemps
Pour mourir à la fin paisible et détendu;
Si tu veux, en un mot, devenir le tuyau
Qui ne se noue aucunement au passage de l’eau,
La digérant par siècles sans détour,
Et sans cette sorte de nœud
Que font les gorges qui s’étranglent;
Si la patience est un but
Pour toi, ou simplement une vertu précieuse;
Alors, mon fils, il te faut d’abord te pencher
Patiemment sur l’ardu problème du nœud.
(300)

 

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