Jean Carrière, La caverne des pestiférés

The Metropolitan Museum of Art, New York 2005.100.573 - Jean Carrière, La caverne des pestiférés

The Metropolitan Museum of Art, New York 2005.100.573

J’ai découvert un pan de l’histoire des Cévennes que je ne connaissais pas plus que cela. La propagation du choléra de l’année 1835 a été terrible. D’autant plus effrayante qu’à l’époque on en ignorait les tenants et les aboutissants. Dans les villes, c’était le sauve-qui-peut généralisé. On brûlait des fagots de genévrier pour désinfecter les rues de Nîmes. Ce qui, vu du vingt-et-unième siècle, paraît à la fois censé et dérisoire.

Jean Carrière tire de cet épisode historique et de quelques documents d’archives le récit d’une aventure communautaire hors norme. Du rassemblement d’un groupe de personnes cherchant un refuge hors de portée de la maladie, il  brode un pied-de-nez à la bourgeoisie, bouscule l’ordre social.

Ignorant que ce geste symbolique allait sanctionner une des aventures les plus audacieuses de cette ère si bourgeoise et si pantouflarde. (457)

Cette communauté sauvage s’installe dans une grotte sur le Mont Aigoual. J’ai retrouvé des coins que je connais. J’ai essayé de repérer le parcours de la communauté sur une carte, mais  Jean Carrière se joue un peu de la géographie. On apprend au passage quelques techniques de survie. Quelques recettes d’expert en gastronomie de détresse. Comment manger les radis sauvages et le cœur des chardons. Comment accommoder les corneilles en ragoût. Comment cuisiner un renard en le faisant mariner dans du vin.

Par l’intermédiaire de ses personnages principaux, l’auteur cherche la sève de la vie, l’huile essentielle de l’existence. En état d’ébriété mentale, il essaie de retrouver la qualité de perception de l’enfance, son besoin d’infini, comme lié à la portée de sa vue et à l’ampleur de sa respiration. Il ne peut s’empêcher de parler des solitudes monstrueuses, des lagunes gelées qui s’étendaient à perte de vue au nord de sa pensée habitable.

Sur la fin, le chevauchement passé/présent est parfois confus.  Le roman est trop long. On retrouve ce qui fait à la fois la force folle et inspirée et le défaut des romans de Jean Carrière : sa recherche quasiment psychanalytique, son implication personnelle dans les personnages. On le reconnaît à tous les coins de rue.

Le paysage avait des dimensions étonnantes; on avait beau tourner la tête de tous les côtés, il n’y avait pas moyen de tout embrasser : la limpidité de l’atmosphère détachait ses plans successifs et leur donnait une profondeur et une netteté sans réplique dans les régions écrasées au sol. On n’entrait pas dans les montagnes, c’étaient les montagnes qui entraient en vous, qui déployaient leurs grands espaces et leurs forêts dans le petit cabinet noir du cerveau : on en avait plein les yeux, on en était rempli jusqu’au fond de soi-même. (475)

Alors maintenant… les principes… « Appuyons-nous sur eux, disait son père, ils finiront bien par céder… » (515)

Plus attentif et plus ouvert aux secrets et aux surprises de la nuit qu’un renard en maraude, il lui semblait qu’aussitôt quelque chose en lui s’ébrouait, s’ensauvageait de neuf : il ne résistait pas à l’envie de vagabonder longuement en solitaire à travers ce monde d’étoiles, de pierres, de plantes, de bêtes qui l’absolvaient un peu de la faute d’appartenir à l’espèce humaine. (520)

Sur ces plateaux que tout à l’heure le soleil jaunirait, s’étendait ce silence démesuré qui rend l’être humain plus proche de sa vie et de sa mort, comme dans tous les lieux où la présence du monde pèse plus fortement que celle des hommes. (521)

 

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Jean-Pierre Enjalbert, Prendre fin

Jean-Pierre Enjalbert, Prendre fin

L’éditeur affiche roman en page de titre. Hors point de roman entre ces pages. Ou pas vraiment. Un protagoniste, certes. Une situation dramatique. Mais qui n’est que prétexte. Car la mort, finalement, n’est intéressante que par ses possibilités textuelles. Anti-roman ?

Le corps n’y est plus, mais ça cogite. Vif, inventif, trublion, l’esprit est alerte. Quelques piques bien senties se faufilent l’air de rien – Philippe Labro se recycle comme grossiste en clichés et le Dalaï Lama brille par sa connerie stratosphérique. Jean-Pierre Enjalbert retourne et déconstruit les phrases toutes faites, malmène les références culturelles, peaufine les chutes, jongle avec un langage à géométrie variable.

Il y a quelques passages franchement drôles. J’ai aimé la créativité littéraire de l’objet, mais par petites touches, en picorant. C’est brillant en son genre, l’écrivain s’est amusé. Le lecteur peine à ressentir la même jubilation sur la longueur.

[Lu dans le cadre de ces fabuleuses masses critiques]

 

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Henning Mankell, La cinquième femme, lu par Marc-Henri Boisse

The National Gallery of Art, Washington 1982.73.1 - Henning Mankell, La cinquième femme, lu par Marc-Henri Boisse

The National Gallery of Art, Washington 1982.73.1

Petits oiseaux, jolies fleurs et pieux aiguisés. Ce qui se cache derrière les pics mar et les orchidées n’est pas joli joli.

Je retrouve Marc-Henri Boisse comme un vieil ami familier. D’écoute en écoute, il devient indissociable de notre inspecteur nordique.

Wallander scrute, aiguise son attention, mais oublie de s’occuper de ses yeux. L’enquête est lente, la peur remplace le temps. Kurt saisit les détails au vol, suit son intuition souvent peu étayée. Indice après indice l’audiolecteur se régale.

 

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Marin Ledun, L’homme qui a vu l’homme

Marin Ledun, L’homme qui a vu l’homme

Je ne lis pas, ou très peu de polars français. Tous ces norvégiens, suédois, américains et autres australiens qui envahissent les rayonnages me détournent quelque peu, j’en ai bien peur, de cet aspect de notre littérature pourtant dynamique et foisonnante. Alors quand Babelio me fait des avances pour replonger dans cet univers, je me laisse séduire.

J’ai aimé la mise en place. L’écriture est efficace sans être brutale. Phrases courtes sans êtres sèches. Le rythme est naturel. Iban, perdu en territoire inconnu, Iban qui se fait prendre pour un idiot provoque rapidement un sentiment d’affinité. On est perplexe, comme lui. On a envie d’en savoir plus, comme lui.
Il pense : Je ne suis pas d’ici.
On lui répète : Vous ne voyez rien.; Tu ne sais même pas de quoi tu parles.; Tu ne connais rien, tu ne sais rien et tu vas te planter.

Au fil de la lecture, on finit par en savoir un peu plus que lui, un peu moins que Marko. La magie de ce livre réside dans la mise en situation du lecteur. On devient un acteur du livre, au même niveau que les personnage, embringué dans la même histoire, avec notre lot personnel de pistes et de connaissances, notre pièce du puzzle. Un engrenage qui m’a séduite autant qu’horrifiée.

Personne n’a une vision d’ensemble du puzzle et personne ne peut en avoir une, étant donné que tout le monde ment pour défendre ses intérêts ou se protéger. (193)

Mais contrairement aux personnages, le lecteur peut s’extirper du livre et retourner à sa vie…

[Lu dans le cadre de ces fabuleuses masses critiques]

 

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Daniel Pennac, Le dictateur et le hamac, lu par l’auteur

Daniel Pennac, Le dictateur et le hamac, lu par l’auteur

Lire dans le noir a soigné la conception de ce CD : chapitres clairement annoncés, petit mot pour signaler la fin du CD, commentaires additionnels de Daniel Pennac sur le texte initial.

L’histoire des sosies m’a rappelé le pélican de Jonathan de Robert Desnos, ce remplacement infini d’un sosie par un autre sosie m’a beaucoup amusée – le secret de l’éternelle jeunesse ? Par la suite, l’utilisation baroque de personnages réels ne m’a pas du tout séduite. Surtout qu’il y a toujours une distance par rapport au récit, l’écrivain fait sentir qu’il réfléchit, cherche des idées et met l’histoire en place, il montre ses dessous. J’aurai préféré que Daniel Pennac écrive un vrai roman.

Le passage sur Brazilia et ses chiens jaunes m’a bien plu. L’évocation de sa collection de silences aussi. J’aurai tout de même préféré que Daniel Pennac écrive un vrai journal de voyage.

Il y avait de l’idée dans ces récits mêlés aux souvenirs. Mais l’idée ressort trop, justement, aux dépends du naturel. Le roman est ébauché, le récit de voyage est survolé, on ne sort pas du brouillon. Abandon en cours de route.

 

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Terry Pratchett & Neil Gaiman, De bons présages

Terry Pratchett & Neil Gaiman, De bons présages

Le premier tiers du livre m’a vraiment plu. Le couple Aziraphale-Rampa m’a séduite par son charme sulfureux et son incompétences salvatrice. Ce fut un plaisir de trouver mêlés et de reconnaître les tournures de phrases propres à Terry Pratchett et les personnages frimeurs et nonchalants de Neil Gaiman.

L’Apocalypse m’a beaucoup moins convaincue.

Des bavardages qui s’étalent en longueur, des ragogneries dépassées sur les ordinateurs, des piques récurrentes sur une autoroute londonienne et les anglais en général qui ne font rire que les personnes concernées… les démarcheurs par téléphone en prennent aussi plein les gencives, et ça, ça m’a jouissivement vengée de leurs turpitudes à mon endroit.

Trop de personnages, trop de fouillis, le décalage tombe à plat, l’humour forcé étouffe le rire. Une déception.

 

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Toni Morrison, Home, lu par Anna Mouglalis

The Rijksmuseum, Amsterdam RP-F-2000-9-54 - Toni Morrison, Home, lu par Anna Mouglalis

The Rijksmuseum, Amsterdam RP-F-2000-9-54

Douloureux, boueux, pesant.

Je n’ai pas toujours compris qui était le narrateur ou la narratrice. Anna Mouglalis est très agréable à écouter et parfaitement dans le ton mais elle ne donne pas d’intonations spécifiques à chacun des personnages. J’ai vu dans les critiques babéliesques que certains passages étaient en italiques dans la version papier. Une lecture à deux voix aurait peut-être donné plus de relief.

En même temps, cet aspect mélangé des parcours de vie semble être le but recherché par Toni Morrison. Les destins sont entremêlés, comme une conscience commune dans laquelle chacun puise tout en tentant de construire une vie individuelle digne. Un vrai travail littéraire auquel je n’ai personnellement pas vraiment accroché. J’ai eu l’impression qu’il me manquait constamment des références, et ma sensibilité n’a pas vibré.

 

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Honoré de Balzac, La femme de trente ans, lu par Élodie Huber

Plateau du Lévézou, puech Monseigne - Honoré de Balzac, La femme de trente ans, lu par Élodie Huber

Plateau du Lévézou, puech Monseigne

Quel farceur ce Balzac ! Il est polymorphe et à l’intérieur d’un même livre peut changer de registre sans sourciller. Nous avons ici un assemblage hétéroclite qui va du plaidoyer pour la condition féminine au roman d’aventure le plus rocambolesque.

Honoré de Balzac se fait le porte-parole des femmes à travers une confession émouvante sur les rets du mariage, la vente des jeunes-filles, leur désarroi devant les réalités de l’amour physique, la maternité de cœur par rapport à la maternité de chair.

Le mariage, tel qu’il se pratique aujourd’hui, me semble être une prostitution légale. (X 12:30)

Il nous parle des femmes de son époque en bousculant les normes sociales avec lucidité et honnêteté. Élodie Huber lui prête sa voix posée, calme, attentive, tout entière présente à ce curieux collage de textes qui s’écoute sans déplaisir même si l’on est parfois un peu désarçonné par les changements de paliers, le plus surprenant restant cet épisode maritime où l’émancipation de la femme trouve son expression dans la piraterie.

Dieu n’a pas fait une seule loi de malheur, mais en se réunissant, les hommes ont faussé son œuvre. Nous sommes, nous, femmes, plus maltraitées par la civilisation que nous ne le serions par la nature. (X 11:40)

 

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Jorn Riel, Le roi Oscar, lu par Dominique Pinon

Jorn Riel, Le roi Oscar, lu par Dominique Pinon

Dominique Pinon, qui a reçu le prix Lire dans le Noir pour sa prestation dans Le Hobbit de J.R.R. Tolkien, est aussi habile à interpréter un troll qu’un chasseur du Grand Nord. L’écoute de ce livre est tout à fait délectable. On y apprend qu’un général, c’est comme le cynorrhodon, c’est meilleur et plus tendre après une bonne gelée. On y découvre que la dignité d’un homme des glaces dépend de ses tinettes. Imprévus et incontrôlables, les personnages de Jorn Riel nous réservent toujours des surprises – drôles ou pathétiques. Une certaine vision de la condition humaine. Je me suis régalée.

 

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J.H. Rosny aîné, Récits de science-fiction

Plateau du Lévézou, chemin des éoliennes - J.H. Rosny aîné, Récits de science-fiction

Plateau du Lévézou, chemin des éoliennes

Ce gros livre de poche est écrit tout petit. Il contient de fait un grand nombre de textes, mais mes pauvres yeux n’ont pas beaucoup apprécié l’exercice !

Rosny Aîné est un grand rêveur. Il s’égare dans des songes éthérés, où les êtes évolués s’accoupleraient de manière vibratoire et se nourriraient d’énergie. L’intellectuel cherche à s’extraire de la matière, se leurre en aspiration à la pureté. Il en fait parfois trop. S’égare dans le lyrisme. Il faut souvent survoler autrement on ne survit pas.

Une confiance mystique m’envahit jusqu’aux profondeurs de l’âme. (309)

Il affectionne les adjectifs, les grandes émotions, les envolées sentimentales, l’ébahissement devant le merveilleux, ces promesses de sensations et de connaissances extraordinaires. On ne peut pas lui nier une grande puissance d’évocation et beaucoup d’imagination.

Les explorations martiennes ont vieilli. Les grandes batailles sont un peu trop foisonnantes. Les derniers textes traitant de sorcières et de vampires virent dans le glauque. Le plus intéressant se situe dans ses récits d’explorations : jungles, planètes, banquise, êtres et animaux réinventés. En piochant selon nos goûts, on trouve d’excellentes choses, étonnantes pour l’époque, car il faut bien se rappeler que ces histoires ont été écrites entre 1887 et 1929.

Dans le monde des variants, Karel Ondereet est touchant, muré dans une solitude née de ses perceptions.

La mort de la terre est un récit terrible sur la raréfaction de l’eau. Les déserts gagnent, l’homme disparaît progressivement de la terre, remplacé par une autre forme de vie.

Plateau du Lévézou

Plateau du Lévézou

L’impuissance de l’homme était dans sa structure même : né avec l’eau, il s’évanouissait avec elle. (167)

 

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