Laure Murat, La maison du docteur Blanche

Laure Murat, La maison du docteur Blanche

Encore une unanimité du Masque et la Plume… qui s’avère à la hauteur de l’enthousiasme de mes débatteurs préférés. C’est un travail de recherche brillant que nous livre Laure Murat. Point n’est nécessaire de s’effrayer, ce livre, s’il n’est pas un roman, n’a pas non plus la sécheresse de l’essai, il se lit tout seul.

Les docteurs Blanche – père et fils – étaient des hommes engagés, qui ne rechignaient pas devant la tâche qu’ils s’étaient donnée. En ce XIXe siècle où le fou sert de chair à pâtée à diverses expérimentations, où l’église refuse de lui donner les derniers sacrements et où la syphilis fait des ravages, la maison du docteur Blanche semble un havre de paix pour l’insensé (qui a les moyens d’en payer la pension). Les méthodes de traitement sont pourtant les mêmes qu’ailleurs. On purge à tout va, sangsues, saignées, vomitifs, sont censés expulser la folie du corps des malades. On fait macérer pendant des heures dans des baignoires. On a foi, surtout, en une thérapeutique morale et paternaliste issue de la bourgeoisie. C’est dire l’impuissance des médecins. En est témoin le taux de guérison, estimé à 7,9 % dans les cliniques privées.

Dans ces asiles qui accueillent pourtant nombre d’artistes, la lecture est considéré avec méfiance. Selon Esquirol : onanisme, dévotion exaltée, évacuation habituellement supprimées, excès d’études et de veilles, lecture de romans  sont sources de désordre mentaux. Émile Blanche interdit toute introduction de comestibles, de boissons spiritueuses, d’instruments tranchants ou piquants, de livres, de journaux, et généralement d’objets susceptibles d’un emploi dangereux ou nuisibles dans un asile d’aliénés. (156)

Gérard de Nerval, pensionnaire régulier des lieux, a une conscience aiguë de son état. Sa lucidité est une source de souffrance. Il écrit :

La réalité nue des choses, la vie telle qu’elle est dans sa brutalité, ne serait-ce pas là la vraie folie ? (73)

Le monde est plein de fous… et qui n’en veut pas voir
Doit rester dans sa chambre… et casser son miroir.

Guy de Maupassant provoque l’empathie, lui qui ne voit sa raison s’égarer que par l’action de la syphilis et qui aurait pu être traité simplement et efficacement avec de la pénicilline – encore inconnue à l’époque.

Les femmes sont les plus mal loties. Dans cette société où l’image de la femme indépendante est suspecte et son émancipation considérés comme un danger social (156) , toute forme de rébellion, fut-elle bénigne, est susceptible de conduite à l’asile. Charcot, qui considère que la folie des femmes est hormonale, concocte un compresseur ovarien.

Toute femme est faire pour sentir, et sentir, c’est presque de l’hystérie. (Ulysse Trélat, aliéniste)

Il est bon, parfois, de savoir d’où l’on vient…

 

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Audur Ava Olasfdottir, Rosa Candida, lu par Guillaume Ravoire

Audur Ava Olasfdottir, Rosa Candida, lu par Guillaume Ravoire

La lecture est appliquée, toute en retenue. Elle colle bien au narrateur de 22 ans, tendre encore, peu atteint par la méchanceté et la violence, même s’il a eu sa part de douleur. D’ailleurs tout le monde est gentil avec lui : les aubergistes, les moines, les voisines, les bouchers. Cette chronique douce-amère n’est habitée que par des gens biens. Ce qui finit par laisser une impression d’inconsistance. On ne retrouve pas la fluidité de L’embellie. C’en est plutôt le brouillon.

 

 

 

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Haruki Murakami, 1Q84 tome 2, lu par Maia Baran et Emmanuel Dekoninck

Haruki Murakami, 1Q84 tome 2, lu par Maia Baran et Emmanuel Dekoninck

Pour ce deuxième opus, la petite musique d’accompagnement a perdu de son charme. Elle est plus sombre. Certains fils de la chrysalide aboutissent à un bouton, voire à une fleur, d’autres s’enchevêtrent. Les leprechauns pointent le bout de leur chapeau pointu. Il est nécessaire de sortir le paratonnerre pour leur faire face. L’effet de surprise passée avec le premier tome, l’intérêt est moins saisissant, mais néanmoins soutenu. Les utérus miroitent de leurs mystères insondables.
Haruki Murakami définit lui-même les particularités de son écriture :

Le style adoptait la façon de parler d’une fillette de 10 ans. Il n’y avait pas de mots compliqués, pas de logique excessive, pas d’explications ennuyeuses, pas non plus d’expressions recherchées. Du début à la fin, le récit était raconté par une fillette. Dans une langue compréhensible et précise, bien souvent plaisante à l’oreille, et pour ainsi dire sans explications. (LI 00:20)

La violence côtoie l’enfantin. Un petit air de Fred Vargas dans les dialogues : des phrases simples, répétées comme si elles contenaient une vérité profonde et incontournable pour celui qui les dit. Ce qui m’agace chez Fred Vargas a encore du charme à mes yeux chez Haruki Murakami. Nous verrons si cela résiste au troisième opus.

 

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Siri Hustvedt, Un été sans les hommes, lu par Mélodie Richard

Siri Hustvedt, Un été sans les hommes, lu par Mélodie Richard

Le titre ne rend pas justice au texte. Le résumé non plus. Si je n’avais pas tendance à prendre tout et n’importe quoi à la médiathèque, je ne me serai jamais intéressée à ce livre audio. Je m’attendais à une histoire gentillette de femmes entre elles, glosant sur des amants-amis-époux avec force psychologie, nostalgie, amertume. Rien de tout cela ! Dès l’abord, le ton surprend, les tessons de cerveau pointent leurs piquants, Sydney le pénis et le clitoris des singes enchaînent la suite.

Humainement à nu, sur un fil d’équilibriste permanent, la narratrice regarde les autres par toutes les pores de sa peau. Elle s’ouvre au monde au risque d’être profondément touchée, de s’effondrer, de se fissurer, de se remettre en question, d’être bousculée. Où sont les limites au-delà desquelles on risque un craquage du cerveau ? Où se situe le territoire de l’intime ?

Assise en face d’elle dans le petit appartement, je me dis soudain que ma mère était pour moi un lieu tout autant qu’une personne (II 2:10)

Une promenade atypique qui caresse la sexualité des femmes, des adolescentes aux dames vénérables. L’art de la broderie  y trouve une inspiration nouvelle.

La voix de Mélodie Richard est expressive et enlevée, mais beaucoup trop jeune pour le personnage. Cela m’a gênée durant toute la lecture. On est obligés de se rappeler régulièrement l’âge véritable de la narratrice.

 

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Honoré de Balzac, La vieille fille, lu par Sarah Jalabert

Honoré de Balzac, La vieille fille, lu par Sarah Jalabert

Athanase… c’est la première fois que je vois ce prénom utilisé en-dehors du Génie des alpages ! Nous n’en sommes du reste pas si éloignés, car la société bourgeoise d’Alençon tient beaucoup du troupeau de brebis.

Mlle Cormon, bestiote et dévote, a du mal à décrypter les intentions sous-jacentes aux jeux mondains. Balzac est piquant, Balzac est ironique, Balzac malmène sa naïveté.

Mais Mlle Cormon prit son parti. Elle releva ses paupières, des larmes roulaient dans ses yeux, elle regarda Dubousquier tendrement : “ Si cela est, monsieur, dit-elle d’une voix tremblante, promettez-moi de vivre en chrétien, de ne jamais contrarier mes habitudes religieuses, de me laisser maîtresse de choisir mes directeurs et je vous accorde ma main. Dubousquier saisit cette bonne grosse main pleine d’écus et la baisa saintement. (XXVII 4:12)

Sarah Jalabert, à la voix douce et claire,  a une excellente diction, ce qui rend le texte intelligible malgré sa richesse. Pour une fois, le livre audio m’a donné envie d’ouvrir son pendant de papier pour mieux savourer le style, goûter le vocabulaire. Quelle langue ! Quelle claque ! Comme se prendre un arbre dans la figure quand on est dans la lune. Il est bon, parfois, de remettre les pendules à l’heure.

 

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Daniel Pennac, Journal d’un corps

Daniel Pennac, Journal d’un corps

Daniel et moi nous nous étions quittés chez les Malaussène il y a une quinzaine d’années. C’est par l’unanimité des critiques du Masque et la Plume que nous nous sommes retrouvés. Comment résister en effet aux élans enthousiastes qui ont fusé lors de l’évocation de ce livre, indices d’un plaisir sans ombre ?

Sperme, mucus, comédons, merde lourde et collante, crottes de nez de la consistance élastique d’une pâte à pizza, quel délice que cette histoire ! Je me suis pourléchée les paupières de cette générosité littéraire chaleureuse et douce comme un oreiller. Daniel Pennac a pris le parti de parler du corps, sac à surprises et pompe à déjections, il parle du corps! Ne rechigne devant rien. Qui d’autre que lui aurait pu évoquer les étrons irréprochables et les couilles empathiques en nous caressant le fond du cœur avec tendresse ? Car sa grande force c’est le sens aigu de son interlocuteur, l’attention pétillante portée à son lecteur. En matou malicieux, il temporise et joue du timing pour répondre aux questions qu’il sait avoir provoquées, pour mettre de la confiture là où le beurre a déjà pris.

Le corps cet inconnu, le corps qui se dérobe, le corps qui s’étiole. Que d’émotion, que de larmes, que de sourires, que de connivence.

Robert, qui a mon âge, vit en amitié avec son corps, c’est tout. Son corps et son esprit ont été élevés ensemble, ils sont bons camarades. Ils n’ont pas besoin de refaire connaissance à chaque surprise. Si le corps de Robert saigne, ça ne le surprend pas. Si le mien saigne, la surprise me fait m’évanouir. Robert sait bien, lui, qu’il est rempli de sang ! Il saigne parce qu’il vit dans un corps. Comme saigne le cochon qu’on saigne ! Moi, chaque fois qu’il m’arrive quelque-chose de nouveau, j’apprends que j’ai un corps. (59)

L’index vaut le détour.

Testicules, siège de l’âme ? Comment ai-je pu vivre si longtemps sans Daniel ?

 

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Umberto Eco, Le nom de la rose, lu par François d’Aubigny

Umberto Eco, Le nom de la rose, lu par François d’Aubigny

Évidemment, il y a bien quelques petites descriptions interminables ici et là, un chouïa de digressions détaillées sur les mouvements hérétiques du XIXe, mais comme on peut les écouter d’une oreille sans perdre le fil de l’histoire, on arrive à survivre à ce roman épais.

Que signifie penser à un lecteur capable de surmonter l’écueil pénitentiel des dix premières pages ? Cela veut exactement dire : “Écrire cent pages dans le but de construire un lecteur adéquate pour celles qui suivront. (LXXXII 1:50)

Umberto Eco n’est pas innocent dans sa démarche, comme il l’explique interminablement dans son apostille. Tout, dans ce roman, est pensé, calculé, mis en place volontairement. En érudit truculent qui trouve sa jouissance dans les détails architecturaux, linguistiques ou culturels tirés d’antiques ouvrages médiévaux, poussiéreux et oubliés, il s’est offert une plongée vivante dans le monde qui l’habite.

Le foisonnement des élans mystiques, des vocations, des âpotresses, des dons de prophétie et des angelots en palette dépeint un monde en pleine effervescence, à la fois créatif et destructeur, où l’homme n’a que peu de marge pour exister. L’ambiance est sombre, dangereuse, pesante, loin du calme séraphique ou de la joie halléluiatique.

François d’Aubigny est excellent, comme à son habitude, Salvatore est interprété avec brio. J’ai sauté cependant l’interminable sermon de José à l’effet de réverbération pénible. La musique aurait pu être plus soignée. Au lieu de cette musiquette de polar très banale, j’aurai bien vu un bel air médiéval enlevé et sombre à la fois.

Dans son apostille, Umberto Eco entreprend de faire l’analyse de son propre roman et de le replacer dans l’histoire de la littérature – celle construite et reconnue par ses cercles universitaires et culturels. Cette dérive d’intellectuel qui ne peut résister à l’obsession délectable de la décortication et de la mise en valeur de ses propres écrits gâcherait presque l’arrière-goût laissé le texte.

 

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Andrus Kivirähk, L’homme qui savait la langue des serpents

Andrus Kivirähk, L’homme qui savait la langue des serpents

Bien m’a pris d’être connectée avec les éditions Attila sur Facebook, ce qui m’a mis la puce (le pou géant) à l’oreille concernant ce livre.

L’objet est beau. Le graphisme soigné aux promesses atypiques fait instinctivement tendre la main pour le saisir. La typographie de couverture envoie bouler l’auteur en une bille ronde qui roule le long de la bordure. L’illustrateur et le traducteur ont droit à leur encart, ce qui donne un air artisanal et coopératif à la mise en place du projet.

Les images sont marquantes. Les maris trouvent des poils d’ours dans leur lit en rentrant le soir. Une petite-fille malingre chevauche un pou géant. Les étables sont garnies de louves à traire. Les arbres du bois sacrés sont pourris, poreux, et maisons de mille pattes et autre vermine. La résolution des problèmes, qui se joue à croc et à dia dans un jovial enthousiasme tient de Zorro et de Le Floch réunis.

Pourfendeur de croyances et d’illusions, qu’elles soient antiques ou modernes, Andrus Kivirähk tacle les pourvoyeurs de peurs de tous poils.

Ces poils d’ours qui semblent si doux… mon cœur de fille a frémis…

Il est très difficile à une jeune-fille de se garder d’un ours : c’est si grand, si doux, si mignon, et ce museau qui sent le miel. Maman guerroya tant qu’elle put, mais le soir, quand ma sœur rentrait, ses vêtements étaient toujours couverts de poils (165)

La postface, pleine d’amour pour le texte, apporte un éclairage bienvenu sur des références historiques, politiques et culturelles à côté desquelles on serait autrement complètement passés. Sus à la bêtise ! nous harangue le traducteur. Pour une découverte de la littérature estonienne, ce fut passionnant.

Jérôme Ferrari et son Goncourt peuvent aller se rhabiller. Voilà un effondrement des mondes qui a du souffle et des tripes !

 

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Hubert Haddad, Le peintre d’évantail

Hubert Haddad, Le peintre d’évantail

La langue frappe, dès l’abord. Les adjectifs sont peaufinés : une coulante exactitude, une rivière étourdie. Les descriptions subtiles du jardin au fil des saisons ouvrent le regard. Les virgules glissent sur la phrase, lui donnent un souffle particulier, une fluidité de l’esprit. Le vocabulaire est foisonnant et inventif dans son utilisation inhabituelle.

Foisonnent aussi les milans, grives, ours, corbeaux. S’épanouissent azalées, aubépines, mousses, troènes.

Puis la tristesse déchirante de la fuite de la beauté et de la grâce, du travail de plusieurs vies, provoque la sidération.

Ici, tout était retourné à l’esprit désormais. (147)

Éblouissant.

Pourquoi éventail est-il au singulier dans le titre ?

 

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Haruki Murakami, 1Q84 tome 1, lu par Maia Baran et Emmanuel Dekoninck

Haruki Murakami, 1Q84 tome 1, lu par Maia Baran et Emmanuel Dekoninck

Bon alors, qu’est ce que c’est que ce livre mystérieux, déclaré ouvert, lu et plus si affinités, par 1854 livrivores sur Babelio ?

Une langue simple, mais… des personnages et une intrigue d’une étonnante densité.

Beaucoup de répétitions d’éléments narratifs déjà connus, mais…un aspect hypnotique qui fait pénétrer dans un univers addictif.

On pense souvent aller droit dans les poncifs, mais… Murakami nous surprend toujours avec un sens du timing digne du meilleur mentaliste.

Une coloration manga très présente, mais… une culture littéraire semée ici et là, digérée et remodelée, Orwell est invité à la fête.

Ajoutons d’excellents lecteurs, un petit air de musique finement mêlé à l’ambiance… et je me suis retrouvée prise dans des filets qui n’ont rien à envier à ceux des meilleures séries télé… le deuxième tome… vite !

 

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